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08 mai 2013

Serious game « SecretCAM handicap » - 16 : « Le serious game comme espace d’expérience projective : confronter les schèmes de pensée du joueur et favoriser le processus d’accommodation pour l’apprentissage »

"SecretCAM handicap" est un serious game conçu et réalisé par le Cnam Pays de la Loire, en partenariat avec 18 partenaires. Le jeu a également fait l'objet d'une recherche action menée par François Calvez (également chef de projet de création de ce jeu) sur la conception et les effets de ce serious game éducatif sur les salariés. Cette publication fait partie d'une série d'articles relatifs aux résultats de cette recherche.

Par François Calvez – Directeur Pôle Tice – Cnam Pays de la Loire

Voir article précédent : « Le plaisir de jeu : une condition pour jouer…et pour apprendre ».
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

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Pour l’étude des effets de notre serious game « SecretCAM handicap » sur l’évolution des représentations des salariés sur le handicap au travail (Cf. article 2, le cadre de la recherche-action), je pose l’hypothèse de l’existence de ce que j’appelle une boucle d’apprenance en trois étapes interrogeant à la fois l’usage individuel et collectif (Cf. article 7).
Je propose ici l’analyse de la première étape relative au champ individuel, pour laquelle je suppose que l’expérience de jeu sur « SecretCAM handicap » peut être le catalyseur d’une expérience projective personnelle, facteur de questionnement réflexif, source potentiel de transformation des représentations du handicap au travail du joueur par confrontation de ses propres schèmes de pensée à ceux convoqués dans le jeu, au travers de situations simulées du réel.

Pour que cette projection soit effective chez certains joueurs, des conditions préalables semblent nécessaires et sont globalement réunies. J’en ai fait une description dans les articles 8 à 15 : contexte favorable d’implémentation du jeu en entreprises, prescription entre collègues facteur de motivation à jouer, plaisir de jeu observé, acceptation des stéréotypes sociaux sur le handicap pour susciter la réflexion, immersion dans le jeu grâce aux jeux d’acteurs et à la vidéo en première personne, identification à la voix off de l’avatar,  sensation de vivre une expérience authentique grâce à la vidéo et pour laquelle il existe une référence dans la réalité, sans oublier l’imbrication du scénario de jeu et du scénario pédagogique, même si des améliorations sont encore à envisager sur ce dernier point.

Voyons donc ce que l’étude ethnographique nous apporte en termes d’observation des usages du serious game. Nous verrons tout d’abord ce que nous livre les résultats des questionnaires sur le sentiment d’évolution du regard sur le handicap au travail suite à l’expérience de jeu, puis j’apporterai un éclairage plus précis sur les effets explicites et implicites du jeu, et les non effets, à partir de l’analyse des entretiens d’explicitation et des observations participantes.

A noter que pour des raisons de confidentialité, tous les prénoms des personnes interrogées ont été modifiés.

Le sentiment d’évolution du regard : ce que les résultats au questionnaire nous livrent
90% des 173 répondants au questionnaire déclarent être sensibles à la question du handicap en entreprise et 94% dissocient handicap et incompétence. Pour autant, force est de constater que l’expérience de jeu n’a pas modifié certaines représentations du handicap en entreprise. En effet, deux pourcentages n’évoluent pas au cours de l’expérience de jeu : 20% considèrent qu’il est difficile d’intégrer un collègue handicapé dans une équipe, et 50% voient le handicap comme une contrainte plus importante que d’autres à prendre en compte dans un service.
Pourtant, à la question « Avez-vous le sentiment que le jeu a fait évoluer votre regard sur le handicap en milieu professionnel », 48,1% des usagers interrogés répondent par l’affirmatif (15,8% oui et 32,3% un peu). Mais sur quoi le regard évolue-t-il le plus ?
On observe une évolution positive relativement significative sur trois éléments et plus marquée sur un quatrième.

1. La représentation du handicap en tant que contrainte pour la production de l’entreprise baisse de 20,6% avant l’expérience de jeu à 15,2% post expérience (n’oublions pas que dans le jeu c’est Jean, le personnage en situation de handicap, qui parvient à aider Simon dans son travail).

2. La représentation du report de la charge de travail sur les collègues valides suite à l’intégration d’un collègue handicapé dans une équipe. Ceux plutôt d’accord avec cette affirmation diminuent de 22% à 16,7%. A noter que ce sentiment est surtout exacerbé lorsque l’organisation du travail, et donc le management de l’entreprise, n’intègre pas les spécificités du  handicap.

3. La représentation de la docilité des personnes handicapées au travail. Ceux plutôt d’accord passent de 23,7% à 18,9%. Cet élément relatif à la docilité des personnes handicapées était remonté des entretiens exploratoires réalisés auprès d’autres entreprises que celles partenaires du projet de création du jeu. Les travailleurs handicapés pouvant « servir » aux employeurs de « faire-valoir » pour minimiser les revendications de salariés valides, en s’appuyant sur l’exemple de salariés handicapés, sans revendication particulière et motivés au travail malgré « leur attributs ». Le témoignage de Gaëtan, usager du jeu et lui-même en situation de handicap, fait état de ce sentiment de « docilité » pour garder le poste.

« Le personnage de Jean, en tant qu’handicapé, il le fait super bien. Par contre, en tant qu’employé, vous avez vu comment il parle alors que ça fait trois jours qu’il est là. […] C’est super rentre dedans hein ! Surtout nous en plus, en tant qu’handicapés, le jour où on a un boulot euh ! On ne fait pas le malin (rire). On est trop content de l’avoir le job » (Gaëtan, en situation de handicap non visible connue des autres salariés).

Un des objectifs du serious game est de rompre avec cette image de docilité des travailleurs handicapés. Aussi, dans le jeu, Jean assume pleinement son handicap et n’hésite pas à affirmer certaines positions face aux réactions de ses collègues, quitte parfois à paraître un peu direct.

Personnes handicapées sont souvent aidées4. Le quatrième, et c’est le point le plus marquant, est relatif à l’évolution de la représentation que se font les usagers du jeu de la relation d’aide, ce qui est intéressant puisqu’un des objectifs principaux du jeu est de mettre l’accent sur le caractère stigmatisant de la compassion exacerbée. Ainsi, avant l’expérience de jeu 46,6% de la population étudiée sont plutôt d’accord avec l’affirmation « les personnes handicapées doivent souvent être aidées ». Après l’expérience de jeu, ce pourcentage tombe à 36%, ceux plutôt pas d’accord représentant alors 64%.
Qui aide début finCette évolution relative à la relation d’aide est à rapprocher de la question suivante : « Qui selon vous pouvait aider à l’intégration du collègue en situation de handicap ? ». On observe une évolution des représentations au cours de l’expérience de jeu. Au début, 56,1% déclarent porter leur choix sur Emma (personnage incarnant la compassion qui se révèlera exacerbée vers la fin du jeu), ce chiffre chutant délibérément à 13,6% en fin de jeu au profit de Simon (personnage incarnant l’exclusion délibérée et qui se remet en cause en dernière mission) dont le pourcentage passe de 3,9% au début à 40,3% en fin de jeu. Le comportement de compassion exacerbée d’Emma semble donc être clairement identifié par les usagers du jeu. Certes, le scénario invite à cette conclusion et à se recentrer sur Simon en quatrième mission pour parvenir à réussir le jeu, c’est bien l’objectif, mais il est intéressant de constater que spontanément, en début de parcours, Emma est le personnage le plus attractif. Ce que d’ailleurs l’analyse des résultats de l’outil informatique d’observation des parcours de jeu confirme, y compris sur les 42000 joueurs en ligne. A noter également que le choix de Jean, en tant qu’acteur de sa propre intégration, est aussi en augmentation passant de 30,3% avant l’expérience de jeu à 37,7 % après l’expérience.

Si on pousse l’analyse un peu plus loin, les entretiens individuels nous donnent des précisions sur les effets du jeu. J’évoquerai successivement trois éléments : tout d’abord les joueurs pour qui le jeu a explicitement fait évoluer les représentations par confrontation des schèmes de pensée, ceux pour lesquels l’expérience ne semble effectivement pas avoir eu d’effets, et enfin ceux pour qui les entretiens révèlent des questionnements implicites.

• Analyse des questionnements explicites : confrontation des schèmes de pensée
Pour certains usagers du jeu, l’hypothèse de la première étape de la boucle d’apprenance semble se vérifier très clairement.
Prenons l’exemple de Jeanne, moins de 30 ans. Jeanne connaît des salariés handicapés dans son entreprise mais ils ne font pas partie de son service. Elle ne les côtoie donc pas au quotidien dans son travail. Par ailleurs, elle déclare lors de l’entretien avoir une sœur cadette en situation de handicap non visible, tout comme Jean dans le jeu.
Dès le début de l’entretien, j’ai posé la question suivante à Jeanne : « Que pensez-vous du recours à un jeu informatique tel que le serious game pour aborder la question du handicap en entreprise ? ». Voici ce qu’elle a répondu spontanément sans aucune hésitation :

« Ben ! En fait, je verrai les choses différemment maintenant. Si j’avais été confrontée à un collègue handicapé, je l’aurais vraiment aidé BEAUCOUP (insistance sur le mot). En jouant au serious game, je me suis dit, ce n’est pas ce qu’il faut faire. Il faut les considérer comme des personnes comme nous et ne pas leur faire ressentir qu’ils sont inférieurs. Ils ont en effet des difficultés sur certaines choses mais...ils sont comme nous finalement. Ils n’ont pas besoin d’être assistés. C’est vrai que pour moi, je vous le dis, j’aurais eu tendance à assister ces personnes-là, me connaissant hein ! J’aurais fait comme Emma. Donc ça m’a fait réfléchir » (Jeanne).

Jeanne s’identifie à Emma dans le jeu. Elle se rend compte qu’elle adopterait le même comportement d’exclusion d’un collègue handicapé par compassion exacerbée. Nous pouvons supposer que Jeanne adopte le même type de relation d’aide envers sa sœur. Jeanne ne côtoie pas de collègues handicapés dans son service, mais la similitude des situations proposées dans le jeu avec ce que peut vivre Jeanne au niveau personnel semblerait l’avoir fait réfléchir. En référence à Sanchez, SecretCAM se base sur « l’apprentissage par l’immersion dans une situation pour laquelle il existe une référence dans le monde réel » (Sanchez & al., 2011)1. Il s’agit de proposer une « situation authentique faisant référence à la proximité de l’expérience proposée aux apprenants avec une situation réelle » (Sanchez & al. 2011). Jeanne paraît avoir vécu au travers des situations authentiques du jeu une expérience projective qui a su convoquer son registre émotionnel, pour confronter ses schèmes de pensée avec ceux proposés dans le jeu, et opérer ainsi à une accommodation de ses structures mentales à la réalité. En référence à la théorie du développement des connaissances de Jean Piaget (Piaget, 1967)2, le processus d’apprentissage relatif à la première étape de la boucle d’apprenance tel que je le définis dans l’hypothèse de travail de ma question de recherche semble fonctionner pour Jeanne. Et l’ensemble des conditions préalables était également réuni pour parvenir à ce résultat. En effet, Jeanne se dit en général non joueuse, elle a joué par émulation intriguée par les discussions de ses collègues suite à leurs expériences de jeu, elle déclare s’être complètement identifiée à la voix off de l’avatar, elle trouve le jeu réaliste et enfin déclare que les personnages reflètent la vraie vie.
Si Jeanne indique voir désormais les choses autrement, depuis l’expérience de jeu elle n’a pas eu l’occasion de « mettre en pratique » sa nouvelle façon de penser dans son contexte professionnel avec un collègue handicapé.
Son attitude a changé, résultat d’un apprentissage suite à une « évaluation affective associée à la représentation cognitive de l’objet sujet de l’évaluation » (Carré, 2005)3. Son comportement face à un collègue handicapé en sera-t-il modifié ? Pour Carré, l’apprenance est le passage de l’attitude aux pratiques, aux comportements. Il décrit la position des psychologues sociaux pour lesquels « l’attitude résulte d’un mélange de croyances (dimension cognitive), d’émotions (dimension affective), et d’intentions (dimension pré-comportementale) ». Les attitudes représentent donc « des variables médiatrices entre l’information et la réponse (le comportement). Elles sont prédictives des comportements » (Carré, 2005).

Ce qui s’est produit avec Jeanne est également observable chez d’autres personnes. Je prendrai pour illustration un deuxième exemple, celui de Mathilde.
Mathilde a un peu plus de 30 ans, elle est employée d’une entreprise dans lequel un collègue est en situation de handicap visible, donc connue des autres salariés. Par ailleurs, elle se dit joueuse mais pas de jeux vidéo. Elle a joué « par curiosité et non pour faire exploser le score ».
Mathilde indique avoir pris conscience qu’elle n’appliquait pas le principe selon lequel les personnes handicapées étaient des gens comme tout le monde. Cela rejoint le propos du sociologue Erving Goffman, certes plus radical, lorsqu’il énonce : « les valides ont une tendance à considérer de manière évidente que les personnes affligées d’un stigmate ne sont pas tout à fait humaine, ce qui réduit efficacement et de manière inconsciente les chances de ces personnes » (Goffman, 1963, 1975, p.15)4.
Lors de l’entretien avec Mathilde, à la question « Que pensez-vous du recours au serious game pour aborder la question du handicap en entreprise ? », Mathilde répond ainsi.

« Ça me paraît intéressant car c’est concret en fait, on peut tout à fait se retrouver dans certaines situations. Après, moi, ça m’a révélé des choses. Je me suis rendue compte qu’effectivement, les personnes en situation de handicap, c’est des gens comme tout le monde, il ne faut pas plus d’attention que les autres. A travers le jeu, je me suis rendue compte que même si j’en avais conscience avant, je ne l’appliquais pas forcément. J’aurais tendance à ne pas surcharger de travail un collègue handicapé, et à garder le travail pour moi, c’est mon côté Emma » (Mathilde).

Mathilde explique que c’est la jauge résultat « popularité » qui l’a amené à se poser des questions.

« Il y a un moment où je n’étais pas trop d’accord, je ne peux plus vous dire exactement de quelle situation il s’agit, mais à la fin la cote de popularité me disait, mais non, vous êtes trop dans l’attention […] et je n’avais vraiment pas l’impression…alors du coup ça m’a interpellée…je me suis dit, ben non ! Je n’ai pas l’impression d’en faire plus que pour une autre personne, et le jeu me disait, si, si, faites attention vous en faites trop […] ça m’a interpellée » (Mathilde).

Tout comme pour Jeanne, pour Mathilde le serious game et le personnage d’Emma ont su provoquer, si ce n’est une transformation de ses représentations, tout au moins une prise de conscience par confrontation de ses schèmes de pensée avec ceux convoqués dans le jeu au travers de situations simulées du réel, pour la construction de nouveaux schèmes. La théorie du développement des connaissances de Jean Piaget semble s’appliquer à l’expérience de jeu du serious game « SecretCAM handicap » (Cf. Article 7, cadre théorique et hypothèse de recherche).

Il ne s’agit donc ici aucunement de nier la réalité des difficultés rencontrées par les personnes en situation de handicap, ni de tomber dans l’excès inverse visant à considérer le caractère héroïque de la personne handicapée capable de surmonter son handicap dans toute situation (Rojas, 2009, p.71)5. C’est aussi ce que décrit Erving Goffman dans son ouvrage Stigmate quand il évoque le sentiment que procure une personne handicapée qui se débrouille correctement dans la vie : « ses réussites les plus insignifiantes prennent l’allure de capacités remarquables et dignes d’éloges du fait des circonstances » (Goffman, 1963, p.26). Non, il s’agit bien de s’inscrire dans une relation d’aide beaucoup plus naturelle, plus communicationnelle, concertée…ce qui suppose la connaissance de l’existence du handicap et des capacités de la personne (et non de sa pathologie) et l’ouverture d’un dialogue dans une relation humaine qui se voudrait plus mature.

• Analyse des expériences de jeu sans effet explicite : le défi ludique ou l’objectif du joueur au détriment de l’objectif du jeu

Il est intéressant de se poser la question « quel comportement attendu du joueur a prévalu à la conception du jeu ».
Tel que nous avons conçu « SecretCAM handicap», l’expérience de jeu proposée consiste à jouer au plus proche de ses propres représentations et comportements face au handicap, de mesurer l’impact de ses choix sur les jauges de jeu, de prendre des Jokers si le résultat obtenu n’est pas celui attendu par le jeu, de rejouer pour se poser de nouvelles questions sur son propre regard sur le handicap en entreprise. « SecretCAM » n’apporte pas de « bonnes » réponses, il questionne. Le résultat des jauges de jeu ne permet pas de dire « j’ai réussi à adopter le bon comportement face au handicap », mais ces jauges sont là pour guider le joueur dans sa réflexion et pour participer à sa motivation à aller jusqu’au bout du jeu. La mécanique de jeu est au service de la réflexivité. D’ailleurs ces jauges perturbent certains joueurs qui voudraient connaître précisément en fin de chaque mission les « bons comportements » à adopter, ceci malgré les messages des vidéos Feedback qui apportent très clairement des éléments de réponse.
Aussi, si certains joueurs entre complètement dans la logique de SecretCAM, d’autres adoptent des attitudes peu propices à la réflexivité. Prenons pour illustration deux séries de comportements de joueurs relatifs aux jauges de réussite « stress» et « popularité », chacune, je le rappelle, cumulant les résultats du joueur au fil des quatre missions.

Tout d’abord, pour certains usagers du jeu, le score final obtenu a été la motivation première à jouer.

« Comme je vous le disais, on s’est pris au jeu. Du coup, ce qui nous a le plus motivé c’était les deux jauges de jeu … qui nous motivaient à jouer finalement. On raisonnait pour essayer de concilier les deux. Ouais ! Etre à la fois populaire (rire) et pas trop stressé » (Bernard, 30 ans, employé, se dit joueur mais pas de jeux vidéo, expérience de jeu vécue en collectif dans un groupe de quatre joueurs).

Tenir compte des jauges dans son expérience de jeu, n’est en soi pas problématique. C’est même plutôt de bon augure puisque la finalité du game play (mécanique de jeu) est justement de maintenir de la motivation du joueur jusqu’au terme du jeu. Par contre, si les jauges deviennent le leitmotiv principal au détriment du message et des objectifs pédagogiques, cela pose question.
Nous retrouvons ici la question soulevée par Alvarez et Djaouti quand ils évoquent un fort investissement du joueur dans le défi ludique, tant et si bien qu’il en oublie du même coup les objectifs de formation (Alvarez et Djaouti, 2010)6.

L’entretien avec Yvon met également en exergue ce point.

« Au final, ce qui m’a gêné sur le fond c’est que j’avais l’impression, en tout cas de mon avis personnel, qu’on perdait un petit peu l’objectif de sensibiliser les personnes au handicap dans une entreprise, et qu’on se retrouvait un peu trop dans le jeu de rôle où justement on essaye d’avoir le plus de points, où on essaye de trouver une solution, non pas qui nous convienne à nous, mais qui convienne au jeu finalement. Donc je suis peut-être trop rentré dans cette histoire de jeu, alors peut-être aussi que c’est lié au fait que je suis joueur. Voilà, c’est ce qui m’a gêné au final, qu’on perde le message d’origine qui est de sensibiliser à la déficience » (Yvon, employé, moins de 30 ans, se dit joueur de jeux y compris de jeux vidéo, a joué en groupe de trois).

Ce sentiment est aussi partagé par Annie dont l’expérience de jeu a été également collective (dans un groupe différent de celui d’Yvon).

« Au début on a fait des choix par rapport à nous-mêmes en se mettant d’accord tous les trois. Ce n’était pas forcément les choix qui nous faisaient avoir un bon score. Et puis à un moment donné on s’est dit ooooh ! Alors du coup on a essayé plusieurs méthodes…(rire)…pour comprendre ce qui pouvait élever notre cote de popularité…(rire), pour comprendre le fonctionnement du jeu » (Annie, 41 ans, se dit joueuse mais pas à des jeux vidéo).

Comme le fait remarquer Yvon « au fur et à mesure, on finit par être plus dans le jeu que dans le thème du jeu ». Dans ce cas, l’objectif du joueur l’emporte sur l’objectif du jeu. Il est intéressant de noter qu’Yvon, Bernard et Annie, se disent tous trois de nature joueuse, ce qui pourrait apporter un élément de compréhension sur leur comportement. Ils ont également tous les trois vécu une expérience de jeu collective, mais ce point ne semble pas être a priori un élément à prendre en compte, puisque les résultats du questionnaire relatent qu’au contraire, la très grande majorité des répondants ayant joué collectivement ont éprouvé le sentiment « d’apprendre en jouant » et non pas « plus de jouer que d’apprendre ».

Quoi qu’il en soit, l’idée d’une convocation des schèmes de pensée du joueur pour les confronter à ceux du jeu, semble difficile dans les cas évoqués ci-dessus, cette possibilité étant de fait écartée par le joueur lui-même. Aussi, si pour Gilles Brougère, directeur du centre de recherche interuniversitaire EXPERICE - lorsqu’il interroge la relation entre apprentissage et divertissement et pose la question de la compatibilité entre apprentissage explicite et logique de jeu -, l’explicitation formelle de l’objet d’apprentissage dans un jeu pourrait empêcher l’apprenant de se mettre dans une posture de joueur, posture nécessaire pour parvenir à l’apprentissage informel (Brougère, 2009)7, le risque qu’il « passe à côté » existe. C’est là que nous prenons la mesure de l’intérêt d’un échange collectif post expérience de jeu permettant de mieux appréhender les messages et les contenus du jeu.

Une seconde série d’illustrations est intéressante à considérer puisqu’elle prend le contrepied des témoignages précédents, pour aboutir finalement à l’observation d’un résultat similaire. Il s’agit du comportement consistant au contraire à faire fi volontairement des jauges de jeu, considérant qu’il est préférable de mener une expérience de jeu la plus authentique possible, en se comportant au plus proche de la manière dont on aurait effectivement traité une situation dans la réalité. C’est le comportement qu’à adopter Fatima.

« Au départ, je tenais compte de la jauge, et après je me suis dis, non ! Je m’en fiche, après tout, voilà ! La popularité tout ça, moi je m’en fiche ! Moi c’est la façon dont je procéderais qui m’importe et pas la jauge. On ne peut pas être en popularité tout le temps à fond à 100% dans la vie, c’est comme ça, il y a aussi des situations non populaires » (Fatima, 46 ans, cadre, se dit non joueuse en général, expérience de jeu vécue en individuel).

Cette attitude est également celle d’Irène.

« Honnêtement, je n’ai pas trouvé l’intérêt de l’indice de popularité. Il y a peut-être en effet des gens qui aiment bien travailler pour la reconnaissance, je ne dis pas que je n’ai pas besoin de reconnaissance, comme tout le monde, mais franchement, je ne fais pas les choses pour être aimée ou être populaire, moi, j’agis comme je crois bon d’agir. Maintenant, si je ne suis pas populaire, tant pis. […] J’ai joué en fonction de ce qui me semblait bien, s’il n’y avait pas eu de jauges, ça aurait été pareil. Je pense que pour ceux qui sont joueurs oui, ça doit être important les jauges » (Irène, employée, se dit non joueuse en général, expérience de jeu vécue individuellement).

Certes, Fatima et Irène ont vécu une expérience immersive en agissant au plus proche de leurs comportements, mais le fait de faire fi des jauges permet-il d’adopter un comportement réflexif, de confronter ses schèmes de pensées à ceux du jeu ? En jouant sans tenir compte des résultats de leurs actions de jeu dont l’objectif est d’évaluer les conséquences de leurs choix et de les guider dans leur réflexion, le risque est de rester camper sur sa manière de penser.

 Analyse des expériences de jeu avec questionnements implicites

Si le comportement d’exclusion délibérée de Simon est clairement affiché dès le début du jeu (« les personnes handicapées n’étant envisagées qu’au travers de leurs limites, leurs incapacités réelles ou supposées »)8, il n’en est pas de même pour celui d’Emma dont le comportement fait référence à la relation d’aide de type compassion exacerbée (« faire avec » ne signifie pas « faire à la place de »), comportement sociétal plus consensuel au demeurant, dont le caractère tout aussi exclusif ne va être découvert par le joueur qu’au fur et à mesure de la progression dans le jeu.
Le comportement d’Emma constitue un objectif pédagogique majeur de « SecretCAM handicap », la compassion, sentiment humain altruisite et tout à fait louable, est cependant souvent poussée à l'estrême, incnsciemment ou non, dans notre société judéo-chrétienne. Rappelons la définition que nous donne de la compassion le dictionnaire : « Sentiment de pitié éprouvé devant les maux d’autrui et qui pousse à les partager ». Le synonyme de compassion n’est-il pas commisération qui signifie aussi pitié.
Compassion, pitié, charité, solidarité, altruisme, fraternité, empathie… termes dont les fondements sont puisés dans des philosophies religieuses ou des doctrines laïques et dont les limites sont parfois difficiles à circonscrire. Il ne s’agit pas ici d’étudier la dimension philosophique de la compassion, malgré tout l’intérêt de la réflexion, mais bien de pointer la complexité des sentiments et des émotions qui peuvent conduire à adopter inconsciemment des comportements maladroits, voire inappropriés selon le mode de pensée. J'usqu'où la compassion nous conduit-elle dans la relation d'aide envers autui ? Quelles en sont les limites face au handicap ? Aussi, le personnage d’Emma suscite bien des interrogations révélées lors des entretiens.
J’illustrerai mon propos en poursuivant avec l’entretien d’Irène, impliquée dans des associations d’accompagnement de personnes handicapées et dont un membre de sa famille est en situation de handicap.
Tout d’abord, Irène exprime très clairement que le comportement d’Emma est tout à fait louable, que la compassion ce n’est pas de la pitié, c’est de l’empathie. Elle commence plutôt à questionner le comportement de Jean.

 « Moi, la compassion, si c’est de l’empathie, je trouve que ça ne peut jamais faire de mal. Maintenant il ne faut pas qu’on soit dans la pitié, ça c’est vrai. Les personnes en situation de handicap voient de la pitié dans ce qui n’est que de l’empathie, parce qu’Emma, elle est mignonne, elle est super gentille avec tout le monde. Je ne pense pas qu’elle en fasse plus avec lui qu’elle en ferait avec d’autres collègues. Sauf que lui, il le perçoit comme ça. Ça c’est vrai ça, on le constate vite quand on côtoie des personnes handicapées » (Irène, employée).

Lors de l’entretien je souhaite alors m’assurer qu’Irène a bien vu la scène où Emma se fait littéralement envoyer balader par Jean, le personnage en situation de handicap, lorsqu’elle exprime délibérément sans lui laisser le choix vouloir faire, à sa place et non avec lui, une tâche pour laquelle il demande de l’aide. Comme si Jean était impotent. Jean finit par lui raccrocher au nez. Irène précise avoir bien visionné cette scène et poursuit.

« Oui, cette scène-là ! Justement, cette vidéo-là, il l’envoie balader…mais bon ça, c’est très réaliste, j’ai déjà vécu ça. Je me suis déjà fait envoyer balader… (rire) (Irène).

Avec un grand sourire Irène raconte l’anecdote vécue :

« Ouais, ouais… (rire)…pourtant franchement je suis dans le milieu et depuis que je suis née je sais à peu près comment m’y prendre. Je côtoie des handicapés depuis que je suis toute petite donc je vois bien. Cela n’empêche pas que, il y a de cela quelques années, quatre ou cinq ans, une personne aveugle voulant traverser, j’ai été un peu trop directive dans le sens où je ne lui ai pas demandé si elle avait besoin que je l’aide. Je me suis positionnée d’emblée comme voulant l’aider. Je sais bien que ce n’est pas à faire, ils n’aiment pas. Mais en même temps, souvent ils sont un peu susceptibles là-dessus aussi, il y a une espèce de politiquement correct de comment il faut se comporter, du style, ce ne sont pas des gamins, on n’a pas à leur prendre le coude et à les faire traverser de force, vous voyez quoi ! Je trouve que ça complique un peu les choses » (Irène).

Certes, Irène connait le milieu du handicap dans un contexte personnel, mais elle ne travaille pas avec un collègue handicapé. Si tel était le cas, adopterait-elle le comportement d’Emma face à un collègue en situation de handicap ? Partir du postulat évident qu’une personne est dans l’incapacité de faire seule une action peut être vécu de manière stigmatisante. On retrouve ici les propos du sociologue Erving Goffman lorsqu’il évoque le fait « d’offrir une aide dont la personne handicapée n’a pas besoin ou envie » (Goffman, 1963, p.28).
C’est au travers de l’entretien qu’Irène s’est souvenue de ce qu’elle avait déjà vécu, et non lors de l’expérience de jeu. Pour autant elle précise qu’il est compliqué de savoir comment se comporter que ce soit dans un contexte personnel ou professionnel.
A nouveau, se pose la question de l’intérêt d’un échange collectif post expérience de jeu, afin de pouvoir confronter les réflexions, le jeu oeuvrant comme un catalyseur de la réflexion individuelle, mais ne suffisant pas toujours à lui seul pour conscientiser certaines représentations ou comportements.

Je termine cet article par l’évocation d’un dernier exemple significatif de questionnement implicite révélé lors de l’entretien d’explicitation. Margueritte a 32 ans, elle est employée et se dit joueuse mais très peu sur jeu vidéo. Elle exprime avoir joué à « SecretCAM handicap » de manière « naturelle » sans trop se poser de questions, le handicap des autres ne suscitant chez elle pas d’interrogations particulières. Pour elle « le handicap, pas de problèmes ».

 « Quand j’ai fait le jeu, je me suis dit, je suis dans cette situation-là, je fais quoi, j’agis tout à fait naturellement, voilà. Mais après c’est vrai que j’me pose pas particulièrement beaucoup de questions concernant le handicap, c’est assez naturel !» (Margueritte, employée).

Pour autant, lorsqu’est abordée pendant l’entretien le handicap non visible du personnage de Jean, Margueritte se questionne sur la légitimité de l’aménagement du poste de travail face à un handicap qui ne donne pas de signes visibles d’incapacité, et sur la crédibilité et la confiance à accorder à un collègue dont le handicap devrait être selon elle justifié (Rappelons que le handicap d’un travailleur n’est porté à la connaissance de ses autres collègues que si ce même travailleur le décide. La décision lui incombe et la loi de 2005 protège le secret médical. L’employeur quant à lui n’est au courant que des aménagements éventuels du poste de travail, non de la pathologie).

 « Je sais que c’était volontaire dans le jeu, mais le fait dans le serious game de ne pas savoir exactement quels pouvaient être les problèmes de la personne handicapée, c'est-à-dire que, où s’arrêtait le côté légitime et le côté où les autres pouvaient dire : Oh ! Comment ça se fait, est-ce que c’est légitime ou pas !...Ne connaissant pas le handicap, c’était difficile de graduer, voilà ! Dans un cas on pourrait dire, là c’est légitime, et dans un autre, bon ben là non, peut être que tu peux faire un effort parce que les autres aussi font des efforts. C’est pas non plus tout…tout permettre sous prétexte du handicap non plus quoi ! Autant quand c’est visuel, c’est vrai, c’est plus facile de se rendre compte » (Margueritte). 

Lors de l’entretien d’explicitation, ma posture de chercheur me gardait bien de réagir ou de lancer un débat sur le sujet, mais nous voyons là-encore l’intérêt de poursuivre l’expérience de jeu par un débriefing qui aiderait le joueur à conscientiser certaines représentations, voire des comportements.

En conclusion de l’analyse de la première étape de la boucle d’apprenance portant sur le jeu comme espace d’expérience projective, nous observons que pour certains joueurs le jeu permet une prise de conscience explicite de leurs contradictions, les conditions nécessaires pour vivre une expérience projective au travers du serious game étant réunies : sentiment d’immersion, motivation et plaisir de jeu, réalisme et réalité simulée. Ces conditions semblent poser les bases pour parvenir à convoquer l’émotion et à confronter ses propres schèmes de pensée avec ceux du jeu afin de construire de nouveaux schèmes. Pour autant, lors d’une prochaine situation bien réelle, ces derniers sauront-ils effectivement actualiser au sens de Serge Tisseron (Tisseron, 2012)9, c’est-à-dire mettre en pratique dans une relation à l’autre ?

Par contre, le serious game n’a pas d’effets particuliers sur certains joueurs pour lesquels soit le défi ludique est le moteur premier de l'expérience de jeu, soit la conscientisation nécessite le passage vers une étape de verbalisation de leur expérience lors d’un échange.

Aussi, la question de l’échange collectif post expérience de jeu favorisant la conscientisation de ce qui s’est joué pendant l’expérience de jeu est intéressante à étudier. Ce qui revient à analyser le rôle des interactions sociales dans l’apprentissage et la construction des connaissances. L’étude de la seconde étape de la boucle d’apprenance a pour objet d’analyser ce point, que je vous propose de découvrir dans le prochain article, dix-septième de la série, intitulé « Le serious game comme catalyseur du dialogue interpersonnel spontané entre collègues ».

Merci de votre lecture et à bientôt.

François Calvez - [email protected]
Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.

Notes et bibliographie :
1 Sanchez, E., Ney, M., Labat, J.M., publication, Jeux sérieux et pédagogie universitaire : de la conception à l’évaluation des apprentissages, Revue Internationale des Technologies en Pédagogie Universitaire, volume 8, (1-2), pp. 48-57, 2011 : http://www.ritpu.org/IMG/pdf/RITPU_v08_n01-02_48.pdf
2 Piaget, J., ouvrage, La construction du réel chez l’enfant, Editions Delachaux et Niestlé, Neuchatel, 1967.
3 Carré, P., ouvrage, L’Apprenance, vers un nouveau rapport au savoir, Editions Dunod, Paris, 2005.
4 Goffman, E., ouvrage, Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Editions de Minuit Paris, réédition 2010 (1ère édition traduite 1975, 1ère édition 1963).
5 « La compassion comme l’admiration reposent sur des fantasmes et des préjugés, dans lesquels je peux concevoir qu’il est commode de se réfugier, mais qui ne correspondent pas à la réalité. Ce sont deux sentiments stériles qui n’appellent pas d’action durable pour changer l’état actuel des choses. Si l’un commande de s’attrister, et l’autre de se féliciter, les deux permettent en fait de se rassurer. Ils ne conduisent qu’à exclure les personnes handicapées, tout en refusant de voir la réalité de leurs difficultés ». Extrait tiré de : Rojas, E., ouvrage, chapitre, Libres et égaux, sur le papier, in Le handicap par ceux qui le vivent, sous la direction de Charles Gardou, Editions Eres, collection Reliance, Toulouse, 2009, p71.
6 Alvarez, J., Djaouti, D., ouvrage, Introduction au Serious Game, Editions Questions théoriques, 2010.
7 Brougère, G., conférence, Quelques réflexions sur jeu et apprentissage et les conséquences à en tirer pour penser la notion de jeu sérieux, actes 4ème conférence francophone sur les Environnements Informatiques pour l’Apprentissage Humain, édités par Sébastien George et Éric Sanchez, Le Mans, 23 juin 2009 :
http://eductice.ens-lyon.fr/EducTice/projets/en-cours/geomatique/telechargement/actesEIAH2009
8 Phrase tirée du texte Libres et égaux sur la papier d’Elisa Rojas, p.74, dans Le handicap par ceux qui le vivent, sous la Direction de Charles Gardou, Editions Eres, 2009.
9 Tisseron, S., ouvrage, Rêver, fantasmer, virtualiser - Du réel psychique au virtuel numérique, Editions Dunod, Paris, 2012.

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