30 notes dans la catégorie "3 - Recherche sur les usages"

02 octobre 2014

# 2038 : bienvenu dans le futur - une expérience ludique collective et immersive

L’exposition #2038 est un événement itinérant, entre narration augmentée et prospective, destiné à proposer aux jeunes de 15 à 18 ans comme aux acteurs de l’entreprise, une autre vision de l’avenir.Grâce à une réalisation à mi-chemin entre exposition et installation artistique et numérique, un groupe de 16 personnes, projeté pendant une heure et demie en 2038, incarne trois communautés pour proposer des solutions pour l'avenir de l'humanité. L’idée est d’ouvrir les horizons des "joueurs" en leur montrant les grandes tendances de demain, et les multitudes de possibles qu’elles transportent, en termes de métiers, de pratiques de travail et d’innovations technologiques et sociales. Dans un monde qui change, l’idée est de proposer des clés, et surtout l’envie de se projeter et d’envisager la vie professionnelle comme une histoire à construire, une histoire à inventer.

29 avril 2014

Serious game "SecretCAM générations" : sortie sur le Web du 2ème jeu de la série

Image-scg

 

 

 

 

 De François Calvez - Directeur Pôle Tice - Cnam Pays de la Loire

Après "SecretCAM handicap", le Cnam Pays de la Loire sort sur le web en accès libre "SecretCAM générations", deuxième serious game éducatif de la série qui en compte quatre.

Conçu en partenariat avec des entreprises et des institutions*, ce nouveau jeu vise à changer le regard des managers et des collaborateurs sur les relations intergénérationnelles au travail. Plus particulièrement, il traite de la coopération intergénérationnelle au travail, sans oublier le rôle du management et de l'organisation du travail dans les relations interpersonnelles.

Comme pour le précédent, une étude sur les effets du jeu sur l'évolution des représentations des joueurs a été conduite en entreprise. Pour jouer, retrouver les premiers éléments d'analyse et découvrir les formations à base de nos serious games, c'est sur : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

Bonne expérience de jeu.

François Calvez - Directeur Pôle Tice - Cnam Pays de la Loire

*Opcalia Pays de la Loire, EDF, Bouygues Energies et services, MMA, Bouyer Leroux, Corem, Direccte Pays de la Loire et Pôle emploi Pays de la Loire.

14 juin 2013

Serious game "SecretCAM handicap" - 18 - Conclusion de l'étude ethnographique sur les usages du jeu en entreprise

"SecretCAM handicap" est un serious game conçu et réalisé par le Cnam Pays de la Loire, en partenariat avec 18 partenaires. Le jeu a également fait l'objet d'une recherche action menée par François Calvez (également chef de projet de création de ce jeu) sur la conception et les effets de ce serious game éducatif sur les salariés. Cette publication fait partie d'une série d'articles relatifs aux résultats de cette recherche.

voir article précédent : http://cnam-numerique-pdl.typepad.fr/numerique/2013/05/serious-game-secretcam-handicap-17-le-serious-game-comme-catalyseur-du-dialogue-interpersonnel-spont.html
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

Par François Calvez - Directeur Tice - Cnam Pays de la Loire

Ma question de recherche visait à répondre à la question : « Le recours à un dispositif ludoéducatif numérique, de type serious game vidéo, est-il pertinent en termes d’apprentissage et de création de débats interpersonnels dans les organisations, pour changer le regard et faire évoluer les représentations sociales des salariés sur le handicap en milieu professionnel ordinaire ? »

La création d’un jeu sérieux en vidéo en caméra subjective, en première personne, véritable jeu dont le joueur est le héros, lui permettant de se confronter à ses propres représentations du handicap en entreprise, était une grande première. De même, en toute humilité, l’étude des usages et des effets d’un serious game sur le comportement des salariés face au handicap n’avait pas eu cours jusqu’à présent, qui plus est en grandeur nature.
La diffusion du serious game « SecretCAM handicap » au sein d’un même service a mis en exergue le rôle que peut jouer l’environnement de travail proche comme facteur d’émulation collective à jouer à un jeu sérieux sur le thème du handicap. Les salariés de nature joueuse ont su susciter la curiosité de leurs collègues « non joueurs » et ainsi, provoquer une expérience de jeu volontaire en dehors de toute injonction à jouer provenant de la direction.
L’usage du théâtre forum comme outil de genèse d’un scénario de jeu vidéo à partir de situations réellement vécues, permet de proposer aux joueurs une expérience de jeu authentique au plus proche de la réalité (Sanchez & al. 2011). Le recours à la vidéo et à la caméra subjective semble renforcer ce sentiment de vivre une réalité simulée, permettant ainsi à certains joueurs de convoquer un registre émotionnel notamment lorsque des scènes ont une référence dans leur réalité professionnelle ou personnelle. Ces éléments semblent forger les conditions préalables à une expérience immersive qui, associés à une mécanique de jeu combinant le scénario du jeu et le scénario pédagogique, permet à certains joueurs d’opérer à une véritable prise de conscience quant à leur rapport au handicap. Le jeu favorise, par la confrontation de leurs schèmes de pensée avec ceux convoqués dans le jeu, un processus d’accommodation (Piaget, 1967) conduisant à une évolution de leurs représentations sociales et professionnelles du handicap, et présupposant une « actualisation » (Tisseron, 2012) de leurs futurs comportements envers des collègues en situation de handicap. Pour d’autres, le défi ludique l’emporte sur l’expérience pédagogique et sur la finalité du jeu. Par ailleurs, l’expérience de jeu génère ensuite chez certains la volonté d’échanger spontanément avec leurs collègues tout d’abord sur leurs résultats de jeu, pour finalement en venir à discuter du thème du handicap. Cela met en exergue « le pouvoir » que peuvent exercer les usages des technologies numériques immersives sur les interactions spontanées post expérience de jeu entre collègues proches d’un même service. Pour autant, ces échanges restent encore trop superficiels, le temps faisant défaut. Aussi, si un dispositif formel, de formation ou d’une autre forme, n’est pas organisé par la direction, la finalité productiviste de l’entreprise ne fait pas de celle-ci un lieu favorable aux échanges interpersonnels approfondis entre salariés post expérience de jeu. Le débriefing final manque pour poursuivre le débat et permettre à ceux, pour qui l’expérience n’a pas révélé de questionnements explicites, de les conscientiser si nécessaire.
Mais, et ce point peut élargir le débat, l’idée d’échanges spontanés « pris en charge par les salariés » ne conforte-t-elle pas, en quelque sorte, le mode de management actuel des organisations selon lequel le salarié doit « être responsable de son travail », « être acteur de son parcours professionnel », « être responsable de son employabilité », « être responsable de sa formation ». Cela pose la question de l’apprentissage informel et « non formel » au sein des organisations et celle de la responsabilité de l’employeur dans le développement de ses salariés. D’ailleurs, Bourdieu, cité par Olivier Bataille, s’exprimait ainsi : « l’auto-reconnaissance des apprentissages professionnels informels ne saurait occulter la responsabilité et les influences de l’employeur dans le développement de ses employés, ni celle de la collectivité éducative dans ses modalités et finalités de transmission de savoirs et de reproduction sociale » (Bourdieu, 1970, cité par Bataille, 2007) » .
Toujours est-il que le « débriefing final » semble donc essentiel pour que les salariés confrontent socialement leurs idées et opèrent ainsi à un travail de distanciation pour conscientiser leurs acquis.
Preuve en est les échanges collectifs suite aux observations participantes en mini groupes que j’ai pu mener. Ils ont permis de libérer la parole de manière significative sur la représentation personnelle du handicap en entreprise. Le serious game en était le catalyseur. Il a permis également à des personnes, dont le handicap physique non visible était inconnu de leurs collègues, de donner leur représentation controversée du handicap en entreprise tout en restant « voilées ». Des échanges prolongés auraient même peut-être engendré des « coming out » par le truchement de ce que Pascal Plantard nomme le « pouvoir de dévoilement » des usages des technologies, en provoquant « un changement intérieur déclenché par des émotions pas toujours contrôlables » (Plantard, 2011, p.26).
Ainsi, s’il ne peut se faire spontanément de manière conséquente, le débriefing doit être organisé. Et le jeu sérieux prenant « toute sa dimension pédagogique lorsqu’il est articulé avec du présentiel » (Ludovic Noël, directeur du pôle de compétitivité Imaginove, interviewé par Alvarez et Djaouti, 2010, p.184) ne devrait pas être utilisé comme un outil d’autoformation, mais comme un élément d’un dispositif d’apprentissage plus global multi-acteurs, combinant expérience individuelle, échange collectif en présentiel avec médiation d’un expert.
Mais si de plus en plus d’entreprises s’engagent dans une démarche handi-accueillante, motivées entre autres par des raisons financières, sont-elles prêtes à investir dans la formation des collaborateurs à l’intégration du handicap ? Sensibiliser, oui, mais former ? Et l’apprentissage par le jeu au travail ne se heurterait-il pas à une contradiction socio-institutionnelle, culturelle, l’entreprise étant avant tout un lieu dont une des finalités est la productivité ?
En tout état de cause, un dispositif formel semble nécessaire pour faire véritablement avancer la question du handicap au travail, par un processus de ce que j'appelle une « boucle d’apprenance » (selon le terme d'apprenance de Philippe Caré, 2010), en trois étapes, qui n’a pu cependant être observé en totalité mais dont je formule l’hypothèse d’existence : étape 1 : expérience de jeu individuelle pour confronter ses schèmes de pensée avec ceux du jeu ; Etape 2 : échanges collectifs pour partager les expériences et les représentations du handicap ; Etape 3 : transformation des représentations, du jugement social et donc des comportements collectifs en entreprise. Une observation plus approfondie, plus étalée dans le temps et peut-être dans un contexte différent, pourrait permettre de poursuivre plus précisément l’étude de cette boucle d’apprenance.
Sans dispositif formel, le risque est que seuls soient touchés les salariés les plus ouverts d’esprit. Pour illustrer ce dernier propos, je finirai sur le commentaire anonyme exprimé dans une question ouverte du questionnaire par un salarié en situation de handicap, qui pose également dans un certain sens les limites de mon étude : « j’aurais souhaité que le jeu transmis par notre service RH fasse évoluer la mentalité de certains collègues, mais apparemment, ceux-là n'ont pas fait le jeu ».

Afin d’ouvrir à nouveau la réflexion, j’évoquerai l’idée selon laquelle il aurait été intéressant de pouvoir comparer les effets de l’usage du serious game « SecretCAM handicap » avec ceux provoqués par d’autres médias non numériques telle que la bande dessinée par exemple.
Cette question devait être étudiée puisqu’une BD sur le handicap au travail avait déjà fait l’objet d’une diffusion interne auprès des salariés d’un des partenaires du projet. Malheureusement, le serious game n’a pas encore été diffusé dans cette entreprise.
Cependant, l’ensemble des outils de recueil automatique de données sont toujours opérationnels via le Web (remontée automatique des questionnaires, observation des parcours individuels de jeu), et la diffusion ne saurait tarder dans cette société. Aussi, il sera toujours possible de poursuivre la recherche.
D’autant plus que ma réflexion n’est pas terminée, le serious game ludoéducatif n’ayant pas encore livré tous ses secrets. Des actions de formation en entreprises en présentiel intégrant le serious game  « SecretCAM handicap » vont démarrer très prochainement, ce qui permettra de poursuivre les observations et l’analyse ainsi que de se questionner sur la relation pédagogique entre apprenants et formateur dans un contexte d’usage d’un serious game.

En accès libre sur le Web, après avoir été identifié en premier lieu par la communauté du handicap, puis celle du serious game, le jeu sérieux « SecretCAM handicap » semble l’être désormais auprès de la communauté éducative. Des enseignants l’utilisent même en cours de Management avec leurs élèves.
Car ne l’oublions pas, l’objectif de la diffusion libre de « SecretCAM handicap » sur Internet est bien de sensibiliser le plus grand nombre de citoyen(ne)s et de salariés d’aujourd’hui et de demain. Ceci pour que l’expérience de jeu puisse si possible ouvrir les yeux du monde de l’entreprise sur le fait que le travail est aussi une forme de lien social auquel les personnes en situation de handicap ont également droit. A ce propos, les derniers mots de mon mémoire sont ceux d’un second commentaire libre et anonyme laissé par une personne handicapée dans le questionnaire diffusé suite à l’expérience de jeu.
« Le travail est un tel lien social, surtout lorsque les collègues et le management sont au top, qu'il peut devenir un plaisir malgré les contraintes physiques, voire morales, liées aux pathologies ».

Merci de votre lecture.

François Calvez - Directeur Pôle Tice - Cnam Pays de la Loire

 

Bibliographie et webographie de cet article :

  • Alvarez, J., Djaouti, D., ouvrage, Introduction au Serious Game, Editions Questions théoriques, 2010.
  • Bataille, O., publication, Espaces de formation et individualisation des parcours professionnels et de formation tout au long de la vie en Europe et en Amérique latine, Colloque international REDFORD, 27-29 mars 2007, Université Paris XII-France, 2007 :http://www.redford-international.org/articles/colloque2007/Obataille.pdf
  • Carré, P., ouvrage, L’Apprenance, vers un nouveau rapport au savoir, Editions Dunod, Paris, 2005.
  • Piaget, J., ouvrage, La construction du réel chez l’enfant, Editions Delachaux et Niestlé, Neuchatel, 1967.
  • Plantard, P., ouvrage, Pour en finir avec la fracture numérique, Editions Fyp, Limoges, 2011.
  • Sanchez, E., Ney, M., Labat, J.M., publication, « Jeux sérieux et pédagogie universitaire : de la conception à l’évaluation des apprentissages », Revue Internationale des Technologies en Pédagogie Universitaire, volume 8, (1-2), pp. 48-57, 2011 : http://www.ritpu.org/IMG/pdf/RITPU_v08_n01-02_48.pdf
  • Tisseron, S., ouvrage, Rêver, fantasmer, virtualiser - Du réel psychique au virtuel numérique, Editions Dunod, Paris, 2012.

23 mai 2013

Serious game « SecretCAM handicap » - 17 : « Le serious game comme catalyseur du dialogue interpersonnel spontané entre collègues »

"SecretCAM handicap" est un serious game conçu et réalisé par le Cnam Pays de la Loire, en partenariat avec 18 partenaires. Le jeu a également fait l'objet d'une recherche action menée par François Calvez (également chef de projet de création de ce jeu) sur la conception et les effets de ce serious game éducatif sur les salariés. Cette publication fait partie d'une série d'articles relatifs aux résultats de cette recherche.

Par François Calvez - Directeur Tice - Cnam Pays de la Loire

Voir article précédent : « Le serious game comme espace d’expérience projective : confronter les schèmes de pensée du joueur et favoriser le processus d’accommodation pour l’apprentissage ».
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

6717_HD• Préambule : la deuxième étape de la « boucle d’apprenance »

Pour l’étude ethnographique des effets de notre serious game « SecretCAM » sur l’évolution des représentations des salariés sur le handicap au travail (Cf. articles 2 et  7), je pose l’hypothèse de l’existence d’une boucle d’apprenance en trois étapes. La première, étudiée dans l’article précédent (Cf. article 16), relève du champ individuel et considère le serious game comme un espace d’expériences projectives favorisant la confrontation des schèmes de pensée du joueur avec ceux convoqués dans le jeu, conduisant à un questionnement réflexif sur son propre rapport au handicap.
Mais en rester à une expérience virtuelle individuelle de confrontation à la question du handicap, même simulée au plus proche de la réalité, ne serait pas satisfaisant pour parvenir au changement de comportement. Le psychanalyste Serge Tisseron, spécialiste des environnements numériques, ne nous dit-il pas que « l’être humain préfère parfois lier ses émotions et ses sentiments à des représentations mentales plutôt qu’à des objets concrets » (Tisseron, 2012, p.2)1 et « qu’il arrive que nous préférions rêver le monde plutôt que de nous confronter à lui ». Le réinvestissement dans la réalité semble souhaitable.
Aussi, dans la deuxième étape de la boucle d’apprenance relative au pôle collectif, je formule l’hypothèse selon laquelle ce réinvestissement pourrait s’opérer progressivement, tout d’abord au travers d’échanges entre collègues ayant expérimenté le jeu.
Le serious game, plus que tout autre média, de par son caractère intrinsèque immersif impliquant et ludique, son potentiel imaginaire, sa capacité à convoquer le registre émotionnel du joueur, ne serait-il pas un excellent catalyseur du dialogue interpersonnel spontané entre collègues d’un même service sur la question du handicap au travail ? Là où le mutisme était de mise concernant le handicap au travail, les salariés ne seraient-ils pas tentés dans un premier temps de discuter de leur expérience de jeu, des personnages, de comparer leur score…pour finalement échanger sur la question du handicap, évoquer plus facilement leurs propres représentations, les confronter avec celles des collègues et les « négocier » au sens du débat collectif ? La mécanique de jeu comme catalyseur spontané d’un débat interpersonnel sur une question complexe, une passerelle entre la forme et le fond, un pont entre le « but du joueur » et le « but du jeu », un passage de l’implicite à l’explicite.
Il s’agit en quelque sorte d’analyser ce que j’appelle le « pouvoir » des usages des technologies numériques immersives sur les interactions spontanées entre collègues proches, en dehors de tout dispositif formel de formation. Il est intéressant d’observer jusqu’où ce « pouvoir » peut s’exercer et de tenter d’analyser si la thématique du handicap reste malgré tout un frein aux échanges. Tout au moins, il s’agira d’observer si le serious game pourrait poser les bases solides d’un dispositif plus formel visant la conduite du changement du regard sur le handicap en entreprise.
Cette interaction interpersonnelle n’est pas sans nous rappeler la pensée de Lev Vytgoski (Vygotski, 1934)2, père du socioconstructiviste, relative au rôle des interactions sociales et du champ socioculturel dans l’apprentissage et la construction des connaissances. La théorie de Lev Vygotski ajoute à la théorie interactionniste de Piaget la perspective interactionniste socioconstructiviste de l’influence de l’activité collective et de la médiation d’autrui sur le développement cognitif, permettant ainsi à l’apprenant de faire, avec et par les autres, des apprentissages qu’il n’aurait pu réaliser seul (Vygotski, 1985)3. La confrontation de points de vue différents, voire divergents, peut être perçue comme un « processus de négociation au plan cognitif, source de motivation à acquérir de nouvelles connaissances » co-élaborées.

37056_4781• Le serious game comme un catalyseur des échanges spontanés : des résultats encourageants
Nous avons vu dans l’article précédent que l’environnement professionnel proche joue un rôle important dans la mobilisation des salariés à se lancer dans l’expérience de jeu. Qu’en est-il des échanges post expérience de jeu ?
L’analyse des retours des questionnaires d’enquête (Cf. article 2), nous livre que 71,2% des 173 répondants déclarent avoir discuté spontanément du jeu avec leurs collègues post expérience de jeu. Parmi ceux-là, 59,1% indiquent effectivement avoir parlé du handicap en entreprise, thème nouveau de discussion pour 14% d’entre eux.
Certains, à l’instar de Jeanne, ont clairement exprimé l’effet du jeu sur leur regard sur le handicap au travail.

« Moi j’ai dit à mes collègues mon point de vue après avoir joué, à savoir c’est vrai que j’aurais eu tendance à assister un collègue handicapé, et que du coup en faisant le jeu, voilà, j’ai revu certaines choses, je me suis remise en question sur certaines choses, tout simplement » (Jeanne, moins de 30 ans, se dit non joueuse).

Ce phénomène de catalyseur des échanges sur la question du handicap en situation professionnelle est surtout identifié entre collègues proches, d’un même service.
Par contre, le jeu ne modifie pas les comportements d’échanges entre les salariés et leur hiérarchie directe, comme entre les travailleurs valides et leurs collègues handicapés. Sur les 16 travailleurs handicapés questionnés, la moitié ne communique pas sur le sujet, ni avant la diffusion du jeu, ni après. Seul un travailleur handicapé exprime avoir parlé du handicap au travail avec ses collègues, alors même qu’il n’évoquait pas ce sujet avant la diffusion du jeu. A quoi est dû cet immobilisme ? Est-ce par peur du dévoilement de leur handicap dès lors que celui-ci ne serait pas connu des autres salariés ? Les entretiens ne nous livrent pas d’éléments de compréhension sur ce point. Ce serait un élément à creuser.

Pour aller plus loin, il est intéressant d’analyser la nature de ces échanges et de tenter d’identifier s’il existe des freins à une évolution plus « significativement positive » des échanges professionnels suscités par le serious game.
En fait, les échanges ne semblent pas très approfondis. Plus précisément, les entretiens mettent en exergue l’existence de freins liés à la thématique même du handicap ou au contexte de l’entreprise. Je propose ci-après une analyse de ces freins que je classe en deux catégories : les freins endogènes à la thématique du handicap d’une part, les freins exogènes à cette thématique d’autre part.

• Interactions sociales post expériences de jeu : les freins endogènes à la thématique du handicap

La dimension intime du rapport au handicap
20719Pour certaines personnes, si le serious game peut tout à fait être un dispositif individuel de questionnement réflexif, il ne serait pas un catalyseur suffisamment puissant pour casser la glace et procéder aux échanges collectifs. Mathilde par exemple, employée au service Ressources Humaines d’une entreprise dans lequel un collègue est en situation de handicap visible, considère les résultats du jeu comme très personnels. Pourtant le jeu lui a révélé son comportement face au handicap (Cf. article 16).

« Souvent les collaborateurs venaient nous voir au service RH en disant …voilà j’ai joué ! Mais moi je n’osais pas rentrer dans les détails. C’est quand même quelque chose d’assez personnel, on a joué seul, mais après on n’a pas échangé entre nous, ça nous appartenait » (Mathilde).

Et Mathilde précise bien que son avis n’est pas du tout conditionné par son appartenance au service RH, dont elle ne connaît d’ailleurs pas précisément le positionnement sur la question. C’est sa position. Elle poursuit avec un point de vue encore plus personnel sur le caractère intime du rapport au handicap.

« Je n’aborde pas cette question avec quelqu’un qui n’est pas proche » (Mathilde).

Mathilde précise même que si le serious game portait sur une autre thématique que celle du handicap, sur les mathématiques par exemple, elle n’aurait pas du tout le même rapport au jeu. Elle s’en étonne elle-même puis finit par expliquer son comportement en invoquant la gêne supposée de ses collègues.

« Si c’était un jeu sur les mathématiques par exemple, je ne réagirais pas pareil. C’est fou de dire ça, mais bon !…(silence)…en fait c’est pour ne pas gêner les gens…c’était surtout par pudeur vis-à-vis des autres en fait. Je me dis que c’est surtout les autres que ça dérange. C’est ça surtout, et je ne veux pas les forcer à ce qu’ils me racontent des choses. Après, leur jeu ça leur appartient, ce qu’ils pensent c’est pour eux, moi je ne veux pas savoir… je ne veux pas les forcer à me dire des choses qu’ils ne voudraient pas forcément me dire » (Mathilde).

La représentation intimiste du rapport au handicap peut donc être un frein possible pour passer d’une expérience de jeu individuelle à un échange collectif sur le sujet du handicap. Pour autant, ce rapport n’est pas celui partagé par tout le monde à l’instar de Jeanne pour qui discuter de son propre regard sur le handicap est important.

« Ça ne me dérange pas de discuter de mon regard sur le handicap. Ce n’est pas un tabou pour moi. Je trouve que c’est important de partager. Ce n’est pas quelque chose que l’on doit garder pour soi » (Jeanne, dont le jeu a aussi modifié sa représentation du handicap au travail).

La dimension consensuelle socialement prescrite du rapport au handicap
Si dans certains services le jeu semble avoir débloqué la parole pour évoquer des exemples de personnes handicapées en situation de travail au sein de l’entreprise ou dans d’autres établissements, la vision consensuelle du handicap peut couper court au débat.

« J’ai raconté que j’avais la sœur d’une amie qui était sourde muette. Elle travaille dans une usine et son poste de travail a été totalement adapté à son handicap pour qu’elle puisse communiquer par écrit, pour signaler des informations avec des petites lumières […] J’expliquais ce cas-là et tout le monde avait plus ou moins un cas concret à exposer. C’était une discussion sur le sujet, pas un débat qui consisterait à dire moi je ferais comme ça... » (Margueritte).

et d’ajouter,

« Suite au jeu, on a parlé des personnages et de leurs réactions, mais il n’y a pas eu un débat sur notre réaction vis-à-vis du handicap, parce qu’on est toutes dans le même état d’esprit, dans la même optique, c'est-à-dire…pas de problème » (Margueritte).

Pour autant, lorsqu’est abordée pendant l’entretien avec Margueritte la question du handicap non visible, elle expose la question de la légitimité de l’aménagement du poste de travail face à un handicap qui ne donne pas de signes visibles d’incapacité. Ce qui, bien évidemment, suscite le débat.
Une position consensuelle, socialement acceptable, conduisant à énoncer d’emblée l’évidence de l’intégration du handicap, peut donc constituer un frein aux échanges spontanés approfondis.

• Interactions sociales post expériences de jeu : les freins exogènes à la thématique du handicap

15707Le jugement des collègues sur ses résultats de jeu
Au travers de l’exemple de Mathilde, nous avons précédemment abordé la dimension personnelle du rapport au handicap. La diffusion des scores semblerait entrer dans le même registre. En effet, porter les scores d’un joueur à la connaissance de ses collègues pourrait véhiculer une image différente de celle qu’il souhaite donner de lui-même. C’est dans les propos de Margueritte que nous pouvons en envisager l’éventualité. On rejoint ici la métaphore d’Erving Goffman relative à la théâtralisation des interactions sociales interpersonnelles dans la vie quotidienne où chacun agit en tant « qu’acteur de façon à donner, intentionnellement ou non, une expression de lui-même, et les autres à leur tour, doivent en retirer une certaine impression » (Goffman, cité dans un article de scienceshumaines.com)4

« On a échangé nos résultats. Et de se dire : c’est marrant, telle personne, elle a eu ce score-là, je n’aurais pas pensé ça d’elle. Ou alors au contraire, c’est marrant tu as fait ça comme ça, ça ne m’étonne pas de toi » (Margueritte).

L’injonction d’échanger … difficile après l’injonction de jouer
Dans la plupart des entreprises partenaires du projet, l’expérience de jeu s’est pratiquée sur la base du volontariat. Cet élément faisait partie du protocole d’expérimentation que j’avais défini. Malgré cette préconisation, dans certains cas, elle a été le fruit d’une injonction à jouer de la part de la direction. Or, le jeu est avant tout « une activité libre et volontaire » comme nous le rappelle le psychanalyste Yann Leroux, également membre de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines (Leroux, 2012, p.34)5, en dehors de laquelle il est difficile de convoquer le plaisir de jeu. Dans le même registre, pour l’académicien Roger Caillois « un jeu auquel on se retrouverait forcé de participer cesserait aussitôt d’être un jeu, il deviendrait une contrainte, une corvée, dont on aurait hâte d’être délivré » (Caillois, 1958)6. Aussi, motiver à échanger post expérience de jeu alors même que le plaisir de jeu n’était pas mobilisé lors de l’expérience, semble difficile.

« J’ai essayé de provoquer des discussions à trois ou quatre reprises autour du jeu. Il n’y a pas eu de vraies discussions. Certains se sont sentis obligés d’aller jouer et ils ne l’ont pas fait de manière complète ou de manière impliquée. Donc, ils n’ont pas été très critiques et n’ont pas émis de commentaires » (Jacques, manager d’une équipe qui a joué suite à sa demande).

Le volontariat renvoie à la notion d’anonymat : des échanges confinés intra-services
Dans le cas d’une diffusion à l’ensemble des salariés d’une même entreprise, avec liberté de choix quant à l’expérience de jeu, il peut s’avérer difficile pour les salariés de savoir précisément qui a joué et qui n’a pas joué dans les différentes entités. Le volontariat renvoie à la notion d’anonymat des joueurs. Ne sachant pas qui joue, les échanges entre services se produisent plus difficilement.

« Comme c’était volontaire et anonyme, on ne savait pas qui avait joué dans les autres services. C’est vrai qu’on en n’a pas forcément parlé, mis à part dans le service » (Jeanne).

20766Le manque de temps formel pour les échanges
L’échange spontané entre collègues post expérience de jeu existe bien, mais la finalité productiviste des entreprises n’est pas compatible avec des temps d’échanges approfondis sans validation institutionnelle formelle.

« On en a discuté pendant 10 minutes, mais on n’avait pas de créneaux horaires pour ça, ce n’était pas fait pour » (Margueritte, Employée).

 « Dans un contexte professionnel, il n’y a pas beaucoup de place pour ce type d’échange. Je pense que dans une équipe, ça mériterait de réserver un temps pour ça » (Jacques, Manager).

Le manque de continuité formelle suite à la diffusion du jeu : le serious game, un catalyseur … nécessitant un relais
Si les échanges spontanés existent, mais que le temps manque, ne pourrions-nous pas supposer que les salariés sont prêts à approfondir le débat ? Une suite au serious game semble en effet attendue de leur part pour aller plus loin. Le jeu serait donc bien un catalyseur de la réflexion individuelle, puis collective. Mais un catalyseur demande à être relayé par d’autres actions coordonnées par l’entreprise, ceci afin de poursuivre véritablement la démarche de conduite du changement sur la question du handicap au travail.

« Pour moi, le serious game, c’est en fait une bonne introduction au sujet. Par contre, qu’il n’y ait rien eu après le jeu, on se dit où voulait-on finalement arriver ? Que ça se soit arrêté après le jeu, c’est décevant » (Margueritte).

« Après le jeu, j’aimerais qu’il y ait autre chose car je trouve que c’est un sujet important. J’aimerais qu’on nous présente tous les handicaps, visibles ou non. A part le handicap visible, franchement, je pense qu’aujourd’hui on ne connait rien de l’aspect non visible. Ça a été tabou longtemps j’ai l’impression » (Jeanne).

En conclusion, si nous pouvons avancer l’idée selon laquelle le serious game joue effectivement un rôle de catalyseur des échanges spontanés entre collègues, de multiples freins existent encore, inhérents à la thématique du handicap et au contexte productiviste de l’entreprise. Pour les lever, nous commençons clairement à identifier la nécessité d’une action formelle post expérience de jeu afin de donner aux échanges toute la dimension qu’ils méritent pour la conduite d’un véritable changement du regard sur le handicap au travail. Cette responsabilité ne relève pas des salariés, mais bien de la direction.
Si l’expérimentation se déroulait volontairement en dehors de tout dispositif formel de formation, certaines entreprises ont cependant organisé des expériences de jeu en collectif par groupes de quatre salariés mobilisés toujours sur la base du volontariat.
J’ai pu procéder à des observations de plusieurs groupes lors de l’expérience de jeu et conduire consécutivement des débriefings collectifs avec chacun d’entre eux.
Ces débriefings montrent l’intérêt de la formalisation post expérience de jeu.
Je vous propose d’approfondir le sujet dans le prochain article, dix-huitième d’une série qui touche désormais bientôt à sa fin, intitulé « une expérience commune sur serious game pour libérer la parole derrière le voile du jeu ».

Merci de votre lecture et à bientôt.

François Calvez - [email protected]
Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.

Notes et bibliographie
1 Tisseron, S., ouvrage, Rêver, fantasmer, virtualiser - Du réel psychique au virtuel numérique, Editions Dunod, Paris, 2012.
2 Vygotski, L., ouvrage, Pensée et langage, Editions La Dispute, 1997 (1ère édition russe 1934).
3 Vygotski, L., ouvrage, Le problème de l’enseignement et du développement mental à l’âge scolaire. In B. Schneuwly & J. P. Bronckart (Eds.), Vygotsky aujourd’hui. Editions Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1985.
4 Cf. site scienceshumaines.com, article de Xavier Molénat de 2003 « la vie quotidienne mise en scène » : http://www.scienceshumaines.com/la-mise-en-scene-de-la-vie-quotidienne_fr_13012.html
Goffman E., ouvrage, La mise en scène de la vie quotidienne, 1 - la représentation de soi, 2 – les relations en public, réédition aux Editions de Minuit, 1996 (1ère édition 1959, traduction française 1973)
5 Leroux, Y., ouvrage, Les jeux vidéo, ça rend pas idiot !, Editions Fyp, 2012.
6 Caillois, R., ouvrage, Les jeux et les hommes, le masque et le vertige, Editions Gallimard, collection folio essais, 1967 (1ère édition 1958).

08 mai 2013

Serious game « SecretCAM handicap » - 16 : « Le serious game comme espace d’expérience projective : confronter les schèmes de pensée du joueur et favoriser le processus d’accommodation pour l’apprentissage »

"SecretCAM handicap" est un serious game conçu et réalisé par le Cnam Pays de la Loire, en partenariat avec 18 partenaires. Le jeu a également fait l'objet d'une recherche action menée par François Calvez (également chef de projet de création de ce jeu) sur la conception et les effets de ce serious game éducatif sur les salariés. Cette publication fait partie d'une série d'articles relatifs aux résultats de cette recherche.

Par François Calvez – Directeur Pôle Tice – Cnam Pays de la Loire

Voir article précédent : « Le plaisir de jeu : une condition pour jouer…et pour apprendre ».
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

28354
Pour l’étude des effets de notre serious game « SecretCAM handicap » sur l’évolution des représentations des salariés sur le handicap au travail (Cf. article 2, le cadre de la recherche-action), je pose l’hypothèse de l’existence de ce que j’appelle une boucle d’apprenance en trois étapes interrogeant à la fois l’usage individuel et collectif (Cf. article 7).
Je propose ici l’analyse de la première étape relative au champ individuel, pour laquelle je suppose que l’expérience de jeu sur « SecretCAM handicap » peut être le catalyseur d’une expérience projective personnelle, facteur de questionnement réflexif, source potentiel de transformation des représentations du handicap au travail du joueur par confrontation de ses propres schèmes de pensée à ceux convoqués dans le jeu, au travers de situations simulées du réel.

Pour que cette projection soit effective chez certains joueurs, des conditions préalables semblent nécessaires et sont globalement réunies. J’en ai fait une description dans les articles 8 à 15 : contexte favorable d’implémentation du jeu en entreprises, prescription entre collègues facteur de motivation à jouer, plaisir de jeu observé, acceptation des stéréotypes sociaux sur le handicap pour susciter la réflexion, immersion dans le jeu grâce aux jeux d’acteurs et à la vidéo en première personne, identification à la voix off de l’avatar,  sensation de vivre une expérience authentique grâce à la vidéo et pour laquelle il existe une référence dans la réalité, sans oublier l’imbrication du scénario de jeu et du scénario pédagogique, même si des améliorations sont encore à envisager sur ce dernier point.

Voyons donc ce que l’étude ethnographique nous apporte en termes d’observation des usages du serious game. Nous verrons tout d’abord ce que nous livre les résultats des questionnaires sur le sentiment d’évolution du regard sur le handicap au travail suite à l’expérience de jeu, puis j’apporterai un éclairage plus précis sur les effets explicites et implicites du jeu, et les non effets, à partir de l’analyse des entretiens d’explicitation et des observations participantes.

A noter que pour des raisons de confidentialité, tous les prénoms des personnes interrogées ont été modifiés.

Le sentiment d’évolution du regard : ce que les résultats au questionnaire nous livrent
90% des 173 répondants au questionnaire déclarent être sensibles à la question du handicap en entreprise et 94% dissocient handicap et incompétence. Pour autant, force est de constater que l’expérience de jeu n’a pas modifié certaines représentations du handicap en entreprise. En effet, deux pourcentages n’évoluent pas au cours de l’expérience de jeu : 20% considèrent qu’il est difficile d’intégrer un collègue handicapé dans une équipe, et 50% voient le handicap comme une contrainte plus importante que d’autres à prendre en compte dans un service.
Pourtant, à la question « Avez-vous le sentiment que le jeu a fait évoluer votre regard sur le handicap en milieu professionnel », 48,1% des usagers interrogés répondent par l’affirmatif (15,8% oui et 32,3% un peu). Mais sur quoi le regard évolue-t-il le plus ?
On observe une évolution positive relativement significative sur trois éléments et plus marquée sur un quatrième.

1. La représentation du handicap en tant que contrainte pour la production de l’entreprise baisse de 20,6% avant l’expérience de jeu à 15,2% post expérience (n’oublions pas que dans le jeu c’est Jean, le personnage en situation de handicap, qui parvient à aider Simon dans son travail).

2. La représentation du report de la charge de travail sur les collègues valides suite à l’intégration d’un collègue handicapé dans une équipe. Ceux plutôt d’accord avec cette affirmation diminuent de 22% à 16,7%. A noter que ce sentiment est surtout exacerbé lorsque l’organisation du travail, et donc le management de l’entreprise, n’intègre pas les spécificités du  handicap.

3. La représentation de la docilité des personnes handicapées au travail. Ceux plutôt d’accord passent de 23,7% à 18,9%. Cet élément relatif à la docilité des personnes handicapées était remonté des entretiens exploratoires réalisés auprès d’autres entreprises que celles partenaires du projet de création du jeu. Les travailleurs handicapés pouvant « servir » aux employeurs de « faire-valoir » pour minimiser les revendications de salariés valides, en s’appuyant sur l’exemple de salariés handicapés, sans revendication particulière et motivés au travail malgré « leur attributs ». Le témoignage de Gaëtan, usager du jeu et lui-même en situation de handicap, fait état de ce sentiment de « docilité » pour garder le poste.

« Le personnage de Jean, en tant qu’handicapé, il le fait super bien. Par contre, en tant qu’employé, vous avez vu comment il parle alors que ça fait trois jours qu’il est là. […] C’est super rentre dedans hein ! Surtout nous en plus, en tant qu’handicapés, le jour où on a un boulot euh ! On ne fait pas le malin (rire). On est trop content de l’avoir le job » (Gaëtan, en situation de handicap non visible connue des autres salariés).

Un des objectifs du serious game est de rompre avec cette image de docilité des travailleurs handicapés. Aussi, dans le jeu, Jean assume pleinement son handicap et n’hésite pas à affirmer certaines positions face aux réactions de ses collègues, quitte parfois à paraître un peu direct.

Personnes handicapées sont souvent aidées4. Le quatrième, et c’est le point le plus marquant, est relatif à l’évolution de la représentation que se font les usagers du jeu de la relation d’aide, ce qui est intéressant puisqu’un des objectifs principaux du jeu est de mettre l’accent sur le caractère stigmatisant de la compassion exacerbée. Ainsi, avant l’expérience de jeu 46,6% de la population étudiée sont plutôt d’accord avec l’affirmation « les personnes handicapées doivent souvent être aidées ». Après l’expérience de jeu, ce pourcentage tombe à 36%, ceux plutôt pas d’accord représentant alors 64%.
Qui aide début finCette évolution relative à la relation d’aide est à rapprocher de la question suivante : « Qui selon vous pouvait aider à l’intégration du collègue en situation de handicap ? ». On observe une évolution des représentations au cours de l’expérience de jeu. Au début, 56,1% déclarent porter leur choix sur Emma (personnage incarnant la compassion qui se révèlera exacerbée vers la fin du jeu), ce chiffre chutant délibérément à 13,6% en fin de jeu au profit de Simon (personnage incarnant l’exclusion délibérée et qui se remet en cause en dernière mission) dont le pourcentage passe de 3,9% au début à 40,3% en fin de jeu. Le comportement de compassion exacerbée d’Emma semble donc être clairement identifié par les usagers du jeu. Certes, le scénario invite à cette conclusion et à se recentrer sur Simon en quatrième mission pour parvenir à réussir le jeu, c’est bien l’objectif, mais il est intéressant de constater que spontanément, en début de parcours, Emma est le personnage le plus attractif. Ce que d’ailleurs l’analyse des résultats de l’outil informatique d’observation des parcours de jeu confirme, y compris sur les 42000 joueurs en ligne. A noter également que le choix de Jean, en tant qu’acteur de sa propre intégration, est aussi en augmentation passant de 30,3% avant l’expérience de jeu à 37,7 % après l’expérience.

Si on pousse l’analyse un peu plus loin, les entretiens individuels nous donnent des précisions sur les effets du jeu. J’évoquerai successivement trois éléments : tout d’abord les joueurs pour qui le jeu a explicitement fait évoluer les représentations par confrontation des schèmes de pensée, ceux pour lesquels l’expérience ne semble effectivement pas avoir eu d’effets, et enfin ceux pour qui les entretiens révèlent des questionnements implicites.

• Analyse des questionnements explicites : confrontation des schèmes de pensée
Pour certains usagers du jeu, l’hypothèse de la première étape de la boucle d’apprenance semble se vérifier très clairement.
Prenons l’exemple de Jeanne, moins de 30 ans. Jeanne connaît des salariés handicapés dans son entreprise mais ils ne font pas partie de son service. Elle ne les côtoie donc pas au quotidien dans son travail. Par ailleurs, elle déclare lors de l’entretien avoir une sœur cadette en situation de handicap non visible, tout comme Jean dans le jeu.
Dès le début de l’entretien, j’ai posé la question suivante à Jeanne : « Que pensez-vous du recours à un jeu informatique tel que le serious game pour aborder la question du handicap en entreprise ? ». Voici ce qu’elle a répondu spontanément sans aucune hésitation :

« Ben ! En fait, je verrai les choses différemment maintenant. Si j’avais été confrontée à un collègue handicapé, je l’aurais vraiment aidé BEAUCOUP (insistance sur le mot). En jouant au serious game, je me suis dit, ce n’est pas ce qu’il faut faire. Il faut les considérer comme des personnes comme nous et ne pas leur faire ressentir qu’ils sont inférieurs. Ils ont en effet des difficultés sur certaines choses mais...ils sont comme nous finalement. Ils n’ont pas besoin d’être assistés. C’est vrai que pour moi, je vous le dis, j’aurais eu tendance à assister ces personnes-là, me connaissant hein ! J’aurais fait comme Emma. Donc ça m’a fait réfléchir » (Jeanne).

Jeanne s’identifie à Emma dans le jeu. Elle se rend compte qu’elle adopterait le même comportement d’exclusion d’un collègue handicapé par compassion exacerbée. Nous pouvons supposer que Jeanne adopte le même type de relation d’aide envers sa sœur. Jeanne ne côtoie pas de collègues handicapés dans son service, mais la similitude des situations proposées dans le jeu avec ce que peut vivre Jeanne au niveau personnel semblerait l’avoir fait réfléchir. En référence à Sanchez, SecretCAM se base sur « l’apprentissage par l’immersion dans une situation pour laquelle il existe une référence dans le monde réel » (Sanchez & al., 2011)1. Il s’agit de proposer une « situation authentique faisant référence à la proximité de l’expérience proposée aux apprenants avec une situation réelle » (Sanchez & al. 2011). Jeanne paraît avoir vécu au travers des situations authentiques du jeu une expérience projective qui a su convoquer son registre émotionnel, pour confronter ses schèmes de pensée avec ceux proposés dans le jeu, et opérer ainsi à une accommodation de ses structures mentales à la réalité. En référence à la théorie du développement des connaissances de Jean Piaget (Piaget, 1967)2, le processus d’apprentissage relatif à la première étape de la boucle d’apprenance tel que je le définis dans l’hypothèse de travail de ma question de recherche semble fonctionner pour Jeanne. Et l’ensemble des conditions préalables était également réuni pour parvenir à ce résultat. En effet, Jeanne se dit en général non joueuse, elle a joué par émulation intriguée par les discussions de ses collègues suite à leurs expériences de jeu, elle déclare s’être complètement identifiée à la voix off de l’avatar, elle trouve le jeu réaliste et enfin déclare que les personnages reflètent la vraie vie.
Si Jeanne indique voir désormais les choses autrement, depuis l’expérience de jeu elle n’a pas eu l’occasion de « mettre en pratique » sa nouvelle façon de penser dans son contexte professionnel avec un collègue handicapé.
Son attitude a changé, résultat d’un apprentissage suite à une « évaluation affective associée à la représentation cognitive de l’objet sujet de l’évaluation » (Carré, 2005)3. Son comportement face à un collègue handicapé en sera-t-il modifié ? Pour Carré, l’apprenance est le passage de l’attitude aux pratiques, aux comportements. Il décrit la position des psychologues sociaux pour lesquels « l’attitude résulte d’un mélange de croyances (dimension cognitive), d’émotions (dimension affective), et d’intentions (dimension pré-comportementale) ». Les attitudes représentent donc « des variables médiatrices entre l’information et la réponse (le comportement). Elles sont prédictives des comportements » (Carré, 2005).

Ce qui s’est produit avec Jeanne est également observable chez d’autres personnes. Je prendrai pour illustration un deuxième exemple, celui de Mathilde.
Mathilde a un peu plus de 30 ans, elle est employée d’une entreprise dans lequel un collègue est en situation de handicap visible, donc connue des autres salariés. Par ailleurs, elle se dit joueuse mais pas de jeux vidéo. Elle a joué « par curiosité et non pour faire exploser le score ».
Mathilde indique avoir pris conscience qu’elle n’appliquait pas le principe selon lequel les personnes handicapées étaient des gens comme tout le monde. Cela rejoint le propos du sociologue Erving Goffman, certes plus radical, lorsqu’il énonce : « les valides ont une tendance à considérer de manière évidente que les personnes affligées d’un stigmate ne sont pas tout à fait humaine, ce qui réduit efficacement et de manière inconsciente les chances de ces personnes » (Goffman, 1963, 1975, p.15)4.
Lors de l’entretien avec Mathilde, à la question « Que pensez-vous du recours au serious game pour aborder la question du handicap en entreprise ? », Mathilde répond ainsi.

« Ça me paraît intéressant car c’est concret en fait, on peut tout à fait se retrouver dans certaines situations. Après, moi, ça m’a révélé des choses. Je me suis rendue compte qu’effectivement, les personnes en situation de handicap, c’est des gens comme tout le monde, il ne faut pas plus d’attention que les autres. A travers le jeu, je me suis rendue compte que même si j’en avais conscience avant, je ne l’appliquais pas forcément. J’aurais tendance à ne pas surcharger de travail un collègue handicapé, et à garder le travail pour moi, c’est mon côté Emma » (Mathilde).

Mathilde explique que c’est la jauge résultat « popularité » qui l’a amené à se poser des questions.

« Il y a un moment où je n’étais pas trop d’accord, je ne peux plus vous dire exactement de quelle situation il s’agit, mais à la fin la cote de popularité me disait, mais non, vous êtes trop dans l’attention […] et je n’avais vraiment pas l’impression…alors du coup ça m’a interpellée…je me suis dit, ben non ! Je n’ai pas l’impression d’en faire plus que pour une autre personne, et le jeu me disait, si, si, faites attention vous en faites trop […] ça m’a interpellée » (Mathilde).

Tout comme pour Jeanne, pour Mathilde le serious game et le personnage d’Emma ont su provoquer, si ce n’est une transformation de ses représentations, tout au moins une prise de conscience par confrontation de ses schèmes de pensée avec ceux convoqués dans le jeu au travers de situations simulées du réel, pour la construction de nouveaux schèmes. La théorie du développement des connaissances de Jean Piaget semble s’appliquer à l’expérience de jeu du serious game « SecretCAM handicap » (Cf. Article 7, cadre théorique et hypothèse de recherche).

Il ne s’agit donc ici aucunement de nier la réalité des difficultés rencontrées par les personnes en situation de handicap, ni de tomber dans l’excès inverse visant à considérer le caractère héroïque de la personne handicapée capable de surmonter son handicap dans toute situation (Rojas, 2009, p.71)5. C’est aussi ce que décrit Erving Goffman dans son ouvrage Stigmate quand il évoque le sentiment que procure une personne handicapée qui se débrouille correctement dans la vie : « ses réussites les plus insignifiantes prennent l’allure de capacités remarquables et dignes d’éloges du fait des circonstances » (Goffman, 1963, p.26). Non, il s’agit bien de s’inscrire dans une relation d’aide beaucoup plus naturelle, plus communicationnelle, concertée…ce qui suppose la connaissance de l’existence du handicap et des capacités de la personne (et non de sa pathologie) et l’ouverture d’un dialogue dans une relation humaine qui se voudrait plus mature.

• Analyse des expériences de jeu sans effet explicite : le défi ludique ou l’objectif du joueur au détriment de l’objectif du jeu

Il est intéressant de se poser la question « quel comportement attendu du joueur a prévalu à la conception du jeu ».
Tel que nous avons conçu « SecretCAM handicap», l’expérience de jeu proposée consiste à jouer au plus proche de ses propres représentations et comportements face au handicap, de mesurer l’impact de ses choix sur les jauges de jeu, de prendre des Jokers si le résultat obtenu n’est pas celui attendu par le jeu, de rejouer pour se poser de nouvelles questions sur son propre regard sur le handicap en entreprise. « SecretCAM » n’apporte pas de « bonnes » réponses, il questionne. Le résultat des jauges de jeu ne permet pas de dire « j’ai réussi à adopter le bon comportement face au handicap », mais ces jauges sont là pour guider le joueur dans sa réflexion et pour participer à sa motivation à aller jusqu’au bout du jeu. La mécanique de jeu est au service de la réflexivité. D’ailleurs ces jauges perturbent certains joueurs qui voudraient connaître précisément en fin de chaque mission les « bons comportements » à adopter, ceci malgré les messages des vidéos Feedback qui apportent très clairement des éléments de réponse.
Aussi, si certains joueurs entre complètement dans la logique de SecretCAM, d’autres adoptent des attitudes peu propices à la réflexivité. Prenons pour illustration deux séries de comportements de joueurs relatifs aux jauges de réussite « stress» et « popularité », chacune, je le rappelle, cumulant les résultats du joueur au fil des quatre missions.

Tout d’abord, pour certains usagers du jeu, le score final obtenu a été la motivation première à jouer.

« Comme je vous le disais, on s’est pris au jeu. Du coup, ce qui nous a le plus motivé c’était les deux jauges de jeu … qui nous motivaient à jouer finalement. On raisonnait pour essayer de concilier les deux. Ouais ! Etre à la fois populaire (rire) et pas trop stressé » (Bernard, 30 ans, employé, se dit joueur mais pas de jeux vidéo, expérience de jeu vécue en collectif dans un groupe de quatre joueurs).

Tenir compte des jauges dans son expérience de jeu, n’est en soi pas problématique. C’est même plutôt de bon augure puisque la finalité du game play (mécanique de jeu) est justement de maintenir de la motivation du joueur jusqu’au terme du jeu. Par contre, si les jauges deviennent le leitmotiv principal au détriment du message et des objectifs pédagogiques, cela pose question.
Nous retrouvons ici la question soulevée par Alvarez et Djaouti quand ils évoquent un fort investissement du joueur dans le défi ludique, tant et si bien qu’il en oublie du même coup les objectifs de formation (Alvarez et Djaouti, 2010)6.

L’entretien avec Yvon met également en exergue ce point.

« Au final, ce qui m’a gêné sur le fond c’est que j’avais l’impression, en tout cas de mon avis personnel, qu’on perdait un petit peu l’objectif de sensibiliser les personnes au handicap dans une entreprise, et qu’on se retrouvait un peu trop dans le jeu de rôle où justement on essaye d’avoir le plus de points, où on essaye de trouver une solution, non pas qui nous convienne à nous, mais qui convienne au jeu finalement. Donc je suis peut-être trop rentré dans cette histoire de jeu, alors peut-être aussi que c’est lié au fait que je suis joueur. Voilà, c’est ce qui m’a gêné au final, qu’on perde le message d’origine qui est de sensibiliser à la déficience » (Yvon, employé, moins de 30 ans, se dit joueur de jeux y compris de jeux vidéo, a joué en groupe de trois).

Ce sentiment est aussi partagé par Annie dont l’expérience de jeu a été également collective (dans un groupe différent de celui d’Yvon).

« Au début on a fait des choix par rapport à nous-mêmes en se mettant d’accord tous les trois. Ce n’était pas forcément les choix qui nous faisaient avoir un bon score. Et puis à un moment donné on s’est dit ooooh ! Alors du coup on a essayé plusieurs méthodes…(rire)…pour comprendre ce qui pouvait élever notre cote de popularité…(rire), pour comprendre le fonctionnement du jeu » (Annie, 41 ans, se dit joueuse mais pas à des jeux vidéo).

Comme le fait remarquer Yvon « au fur et à mesure, on finit par être plus dans le jeu que dans le thème du jeu ». Dans ce cas, l’objectif du joueur l’emporte sur l’objectif du jeu. Il est intéressant de noter qu’Yvon, Bernard et Annie, se disent tous trois de nature joueuse, ce qui pourrait apporter un élément de compréhension sur leur comportement. Ils ont également tous les trois vécu une expérience de jeu collective, mais ce point ne semble pas être a priori un élément à prendre en compte, puisque les résultats du questionnaire relatent qu’au contraire, la très grande majorité des répondants ayant joué collectivement ont éprouvé le sentiment « d’apprendre en jouant » et non pas « plus de jouer que d’apprendre ».

Quoi qu’il en soit, l’idée d’une convocation des schèmes de pensée du joueur pour les confronter à ceux du jeu, semble difficile dans les cas évoqués ci-dessus, cette possibilité étant de fait écartée par le joueur lui-même. Aussi, si pour Gilles Brougère, directeur du centre de recherche interuniversitaire EXPERICE - lorsqu’il interroge la relation entre apprentissage et divertissement et pose la question de la compatibilité entre apprentissage explicite et logique de jeu -, l’explicitation formelle de l’objet d’apprentissage dans un jeu pourrait empêcher l’apprenant de se mettre dans une posture de joueur, posture nécessaire pour parvenir à l’apprentissage informel (Brougère, 2009)7, le risque qu’il « passe à côté » existe. C’est là que nous prenons la mesure de l’intérêt d’un échange collectif post expérience de jeu permettant de mieux appréhender les messages et les contenus du jeu.

Une seconde série d’illustrations est intéressante à considérer puisqu’elle prend le contrepied des témoignages précédents, pour aboutir finalement à l’observation d’un résultat similaire. Il s’agit du comportement consistant au contraire à faire fi volontairement des jauges de jeu, considérant qu’il est préférable de mener une expérience de jeu la plus authentique possible, en se comportant au plus proche de la manière dont on aurait effectivement traité une situation dans la réalité. C’est le comportement qu’à adopter Fatima.

« Au départ, je tenais compte de la jauge, et après je me suis dis, non ! Je m’en fiche, après tout, voilà ! La popularité tout ça, moi je m’en fiche ! Moi c’est la façon dont je procéderais qui m’importe et pas la jauge. On ne peut pas être en popularité tout le temps à fond à 100% dans la vie, c’est comme ça, il y a aussi des situations non populaires » (Fatima, 46 ans, cadre, se dit non joueuse en général, expérience de jeu vécue en individuel).

Cette attitude est également celle d’Irène.

« Honnêtement, je n’ai pas trouvé l’intérêt de l’indice de popularité. Il y a peut-être en effet des gens qui aiment bien travailler pour la reconnaissance, je ne dis pas que je n’ai pas besoin de reconnaissance, comme tout le monde, mais franchement, je ne fais pas les choses pour être aimée ou être populaire, moi, j’agis comme je crois bon d’agir. Maintenant, si je ne suis pas populaire, tant pis. […] J’ai joué en fonction de ce qui me semblait bien, s’il n’y avait pas eu de jauges, ça aurait été pareil. Je pense que pour ceux qui sont joueurs oui, ça doit être important les jauges » (Irène, employée, se dit non joueuse en général, expérience de jeu vécue individuellement).

Certes, Fatima et Irène ont vécu une expérience immersive en agissant au plus proche de leurs comportements, mais le fait de faire fi des jauges permet-il d’adopter un comportement réflexif, de confronter ses schèmes de pensées à ceux du jeu ? En jouant sans tenir compte des résultats de leurs actions de jeu dont l’objectif est d’évaluer les conséquences de leurs choix et de les guider dans leur réflexion, le risque est de rester camper sur sa manière de penser.

 Analyse des expériences de jeu avec questionnements implicites

Si le comportement d’exclusion délibérée de Simon est clairement affiché dès le début du jeu (« les personnes handicapées n’étant envisagées qu’au travers de leurs limites, leurs incapacités réelles ou supposées »)8, il n’en est pas de même pour celui d’Emma dont le comportement fait référence à la relation d’aide de type compassion exacerbée (« faire avec » ne signifie pas « faire à la place de »), comportement sociétal plus consensuel au demeurant, dont le caractère tout aussi exclusif ne va être découvert par le joueur qu’au fur et à mesure de la progression dans le jeu.
Le comportement d’Emma constitue un objectif pédagogique majeur de « SecretCAM handicap », la compassion, sentiment humain altruisite et tout à fait louable, est cependant souvent poussée à l'estrême, incnsciemment ou non, dans notre société judéo-chrétienne. Rappelons la définition que nous donne de la compassion le dictionnaire : « Sentiment de pitié éprouvé devant les maux d’autrui et qui pousse à les partager ». Le synonyme de compassion n’est-il pas commisération qui signifie aussi pitié.
Compassion, pitié, charité, solidarité, altruisme, fraternité, empathie… termes dont les fondements sont puisés dans des philosophies religieuses ou des doctrines laïques et dont les limites sont parfois difficiles à circonscrire. Il ne s’agit pas ici d’étudier la dimension philosophique de la compassion, malgré tout l’intérêt de la réflexion, mais bien de pointer la complexité des sentiments et des émotions qui peuvent conduire à adopter inconsciemment des comportements maladroits, voire inappropriés selon le mode de pensée. J'usqu'où la compassion nous conduit-elle dans la relation d'aide envers autui ? Quelles en sont les limites face au handicap ? Aussi, le personnage d’Emma suscite bien des interrogations révélées lors des entretiens.
J’illustrerai mon propos en poursuivant avec l’entretien d’Irène, impliquée dans des associations d’accompagnement de personnes handicapées et dont un membre de sa famille est en situation de handicap.
Tout d’abord, Irène exprime très clairement que le comportement d’Emma est tout à fait louable, que la compassion ce n’est pas de la pitié, c’est de l’empathie. Elle commence plutôt à questionner le comportement de Jean.

 « Moi, la compassion, si c’est de l’empathie, je trouve que ça ne peut jamais faire de mal. Maintenant il ne faut pas qu’on soit dans la pitié, ça c’est vrai. Les personnes en situation de handicap voient de la pitié dans ce qui n’est que de l’empathie, parce qu’Emma, elle est mignonne, elle est super gentille avec tout le monde. Je ne pense pas qu’elle en fasse plus avec lui qu’elle en ferait avec d’autres collègues. Sauf que lui, il le perçoit comme ça. Ça c’est vrai ça, on le constate vite quand on côtoie des personnes handicapées » (Irène, employée).

Lors de l’entretien je souhaite alors m’assurer qu’Irène a bien vu la scène où Emma se fait littéralement envoyer balader par Jean, le personnage en situation de handicap, lorsqu’elle exprime délibérément sans lui laisser le choix vouloir faire, à sa place et non avec lui, une tâche pour laquelle il demande de l’aide. Comme si Jean était impotent. Jean finit par lui raccrocher au nez. Irène précise avoir bien visionné cette scène et poursuit.

« Oui, cette scène-là ! Justement, cette vidéo-là, il l’envoie balader…mais bon ça, c’est très réaliste, j’ai déjà vécu ça. Je me suis déjà fait envoyer balader… (rire) (Irène).

Avec un grand sourire Irène raconte l’anecdote vécue :

« Ouais, ouais… (rire)…pourtant franchement je suis dans le milieu et depuis que je suis née je sais à peu près comment m’y prendre. Je côtoie des handicapés depuis que je suis toute petite donc je vois bien. Cela n’empêche pas que, il y a de cela quelques années, quatre ou cinq ans, une personne aveugle voulant traverser, j’ai été un peu trop directive dans le sens où je ne lui ai pas demandé si elle avait besoin que je l’aide. Je me suis positionnée d’emblée comme voulant l’aider. Je sais bien que ce n’est pas à faire, ils n’aiment pas. Mais en même temps, souvent ils sont un peu susceptibles là-dessus aussi, il y a une espèce de politiquement correct de comment il faut se comporter, du style, ce ne sont pas des gamins, on n’a pas à leur prendre le coude et à les faire traverser de force, vous voyez quoi ! Je trouve que ça complique un peu les choses » (Irène).

Certes, Irène connait le milieu du handicap dans un contexte personnel, mais elle ne travaille pas avec un collègue handicapé. Si tel était le cas, adopterait-elle le comportement d’Emma face à un collègue en situation de handicap ? Partir du postulat évident qu’une personne est dans l’incapacité de faire seule une action peut être vécu de manière stigmatisante. On retrouve ici les propos du sociologue Erving Goffman lorsqu’il évoque le fait « d’offrir une aide dont la personne handicapée n’a pas besoin ou envie » (Goffman, 1963, p.28).
C’est au travers de l’entretien qu’Irène s’est souvenue de ce qu’elle avait déjà vécu, et non lors de l’expérience de jeu. Pour autant elle précise qu’il est compliqué de savoir comment se comporter que ce soit dans un contexte personnel ou professionnel.
A nouveau, se pose la question de l’intérêt d’un échange collectif post expérience de jeu, afin de pouvoir confronter les réflexions, le jeu oeuvrant comme un catalyseur de la réflexion individuelle, mais ne suffisant pas toujours à lui seul pour conscientiser certaines représentations ou comportements.

Je termine cet article par l’évocation d’un dernier exemple significatif de questionnement implicite révélé lors de l’entretien d’explicitation. Margueritte a 32 ans, elle est employée et se dit joueuse mais très peu sur jeu vidéo. Elle exprime avoir joué à « SecretCAM handicap » de manière « naturelle » sans trop se poser de questions, le handicap des autres ne suscitant chez elle pas d’interrogations particulières. Pour elle « le handicap, pas de problèmes ».

 « Quand j’ai fait le jeu, je me suis dit, je suis dans cette situation-là, je fais quoi, j’agis tout à fait naturellement, voilà. Mais après c’est vrai que j’me pose pas particulièrement beaucoup de questions concernant le handicap, c’est assez naturel !» (Margueritte, employée).

Pour autant, lorsqu’est abordée pendant l’entretien le handicap non visible du personnage de Jean, Margueritte se questionne sur la légitimité de l’aménagement du poste de travail face à un handicap qui ne donne pas de signes visibles d’incapacité, et sur la crédibilité et la confiance à accorder à un collègue dont le handicap devrait être selon elle justifié (Rappelons que le handicap d’un travailleur n’est porté à la connaissance de ses autres collègues que si ce même travailleur le décide. La décision lui incombe et la loi de 2005 protège le secret médical. L’employeur quant à lui n’est au courant que des aménagements éventuels du poste de travail, non de la pathologie).

 « Je sais que c’était volontaire dans le jeu, mais le fait dans le serious game de ne pas savoir exactement quels pouvaient être les problèmes de la personne handicapée, c'est-à-dire que, où s’arrêtait le côté légitime et le côté où les autres pouvaient dire : Oh ! Comment ça se fait, est-ce que c’est légitime ou pas !...Ne connaissant pas le handicap, c’était difficile de graduer, voilà ! Dans un cas on pourrait dire, là c’est légitime, et dans un autre, bon ben là non, peut être que tu peux faire un effort parce que les autres aussi font des efforts. C’est pas non plus tout…tout permettre sous prétexte du handicap non plus quoi ! Autant quand c’est visuel, c’est vrai, c’est plus facile de se rendre compte » (Margueritte). 

Lors de l’entretien d’explicitation, ma posture de chercheur me gardait bien de réagir ou de lancer un débat sur le sujet, mais nous voyons là-encore l’intérêt de poursuivre l’expérience de jeu par un débriefing qui aiderait le joueur à conscientiser certaines représentations, voire des comportements.

En conclusion de l’analyse de la première étape de la boucle d’apprenance portant sur le jeu comme espace d’expérience projective, nous observons que pour certains joueurs le jeu permet une prise de conscience explicite de leurs contradictions, les conditions nécessaires pour vivre une expérience projective au travers du serious game étant réunies : sentiment d’immersion, motivation et plaisir de jeu, réalisme et réalité simulée. Ces conditions semblent poser les bases pour parvenir à convoquer l’émotion et à confronter ses propres schèmes de pensée avec ceux du jeu afin de construire de nouveaux schèmes. Pour autant, lors d’une prochaine situation bien réelle, ces derniers sauront-ils effectivement actualiser au sens de Serge Tisseron (Tisseron, 2012)9, c’est-à-dire mettre en pratique dans une relation à l’autre ?

Par contre, le serious game n’a pas d’effets particuliers sur certains joueurs pour lesquels soit le défi ludique est le moteur premier de l'expérience de jeu, soit la conscientisation nécessite le passage vers une étape de verbalisation de leur expérience lors d’un échange.

Aussi, la question de l’échange collectif post expérience de jeu favorisant la conscientisation de ce qui s’est joué pendant l’expérience de jeu est intéressante à étudier. Ce qui revient à analyser le rôle des interactions sociales dans l’apprentissage et la construction des connaissances. L’étude de la seconde étape de la boucle d’apprenance a pour objet d’analyser ce point, que je vous propose de découvrir dans le prochain article, dix-septième de la série, intitulé « Le serious game comme catalyseur du dialogue interpersonnel spontané entre collègues ».

Merci de votre lecture et à bientôt.

François Calvez - [email protected]
Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.

Notes et bibliographie :
1 Sanchez, E., Ney, M., Labat, J.M., publication, Jeux sérieux et pédagogie universitaire : de la conception à l’évaluation des apprentissages, Revue Internationale des Technologies en Pédagogie Universitaire, volume 8, (1-2), pp. 48-57, 2011 : http://www.ritpu.org/IMG/pdf/RITPU_v08_n01-02_48.pdf
2 Piaget, J., ouvrage, La construction du réel chez l’enfant, Editions Delachaux et Niestlé, Neuchatel, 1967.
3 Carré, P., ouvrage, L’Apprenance, vers un nouveau rapport au savoir, Editions Dunod, Paris, 2005.
4 Goffman, E., ouvrage, Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Editions de Minuit Paris, réédition 2010 (1ère édition traduite 1975, 1ère édition 1963).
5 « La compassion comme l’admiration reposent sur des fantasmes et des préjugés, dans lesquels je peux concevoir qu’il est commode de se réfugier, mais qui ne correspondent pas à la réalité. Ce sont deux sentiments stériles qui n’appellent pas d’action durable pour changer l’état actuel des choses. Si l’un commande de s’attrister, et l’autre de se féliciter, les deux permettent en fait de se rassurer. Ils ne conduisent qu’à exclure les personnes handicapées, tout en refusant de voir la réalité de leurs difficultés ». Extrait tiré de : Rojas, E., ouvrage, chapitre, Libres et égaux, sur le papier, in Le handicap par ceux qui le vivent, sous la direction de Charles Gardou, Editions Eres, collection Reliance, Toulouse, 2009, p71.
6 Alvarez, J., Djaouti, D., ouvrage, Introduction au Serious Game, Editions Questions théoriques, 2010.
7 Brougère, G., conférence, Quelques réflexions sur jeu et apprentissage et les conséquences à en tirer pour penser la notion de jeu sérieux, actes 4ème conférence francophone sur les Environnements Informatiques pour l’Apprentissage Humain, édités par Sébastien George et Éric Sanchez, Le Mans, 23 juin 2009 :
http://eductice.ens-lyon.fr/EducTice/projets/en-cours/geomatique/telechargement/actesEIAH2009
8 Phrase tirée du texte Libres et égaux sur la papier d’Elisa Rojas, p.74, dans Le handicap par ceux qui le vivent, sous la Direction de Charles Gardou, Editions Eres, 2009.
9 Tisseron, S., ouvrage, Rêver, fantasmer, virtualiser - Du réel psychique au virtuel numérique, Editions Dunod, Paris, 2012.

15 avril 2013

Serious game « SecretCAM handicap » - 15 : «Le plaisir de jeu : une condition pour jouer...et pour apprendre »

"SecretCAM handicap" est un serious game conçu et réalisé par le Cnam Pays de la Loire, en partenariat avec 18 partenaires. Le jeu a également fait l'objet d'une recherche action menée par François Calvez (également chef de projet de création de ce jeu) sur la conception et les effets de ce serious game éducatif sur les salariés. Cette publication fait partie d'une série d'articles relatifs aux résultats de cette recherche.

Par François Calvez – Directeur Pôle Tice – Cnam Pays de la Loire

Voir article précédent : « L’apprentissage intégré : plus facile pour qui connait les codes du jeu vidéo ».
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

29137La notion de plaisir n'est pas immédiatement évoquée lorsque l’on parle d’apprentissage. Pourtant, loin d’être antinomiques, les deux notions sont très liées. Dans un serious game éducatif, le plaisir de jeu est mis au centre de l’activité d’apprentissage du joueur. Les jeux sérieux sont en effet des « environnements informatiques dont la particularité est que l’efficacité repose sur l’introduction de plaisirs et de motivations propres aux jeux vidéo, au cœur même des interactions de l’apprenant avec le système numérique » (Marne, Huynh-Kim-Bang & Labat, 2011)1.
Mais que pouvons-nous observer chez les usagers du serious game « SecretCAM handicap » de cette relation dialectique entretenue entre plaisir de jeu et apprentissage ?

Il semble intéressant de croiser les réponses des 173 répondants des usagers de « SecretCAM handicap » au questionnaire d’enquête réalisé en entreprise dans le cadre de l’étude ethnographique que j’ai conduite (Cf. article 2), relativement, d’une part à la notion de « plaisir de jeu ressenti » et, d’autre part, « d’apprentissage déclaré ».

Cela revient en quelque sorte à étudier la pertinence de l’apprentissage intégré (Cf. article 14), c'est-à-dire l’imbrication du scénario de jeu avec le scénario pédagogique telle que décrite par Szilas (Szilas & al., 2009)2 ou encore Fabricatore (2005)3.
Ainsi, 90,2% des répondants déclarent avoir pris du plaisir à jouer et 71,4% disent avoir appris sur le handicap au travail.
Observons de plus près les résultats relatifs à la relation entre le sentiment d’apprendre et le sentiment de jouer.

Serious game et sentiment d'apprendre
Le sentiment « plus d’apprendre que de jouer » est donc largement minoritairement exprimé par seulement 10,1% des 173 répondants au questionnaire.
La place de l’activité de jeu dans l’expérience de « SecretCAM handicap » semble donc essentielle au regard des deux autres résultats « sentiment d’apprendre en jouant » et « sentiment de jouer plus que d’apprendre ». Par ailleurs, si la traduction d’un apprentissage intégré réussi, c'est-à-dire respectant l’équilibre entre activité d’apprentissage et activité de jeu, correspond à la réponse « apprendre en jouant », alors, nous constatons qu’il s’agit de la réponse la plus répandue (48,7%). Cependant, elle avoisine à peine la majorité absolue et le jeu l’emporte sur l’apprentissage tout de même pour 41,1% des répondants.

Quand on croise cette notion d’apprentissage par le jeu avec la notion de plaisir de jeu (traitée dans l’article 13), on trouve les résultats tels que retranscrits dans le tableau ci-dessous.

Serious game apprendre et plaisirNB : J’ai pris le parti de ne pas prendre en compte dans ce tableau les personnes n’ayant pas exprimé de plaisir de jeu, celles-ci correspondant à un faible pourcentage et étant réparties équitablement dans les trois catégories « apprendre en jouant », « plus d’apprendre que de jouer » et « plus de jouer que d’apprendre ». A noter que les deux critères « beaucoup de plaisir » et « un peu de plaisir » répartissent l’échantillon en deux catégories de populations quasiment identiques en nombre, donc comparables.

Ceux qui ont pris « beaucoup de plaisir à jouer » ont très majoritairement (à 61,6%) eu le sentiment « d’apprendre en jouant ». Nous aurions pu penser que le plaisir de jeu les aurait conduits à plus jouer que d’apprendre. De même, il est intéressant de noter que ceux qui ont pris un peu de plaisir ont paradoxalement majoritairement plus eu le sentiment de jouer que d’apprendre (à 53,5%).
Ce dernier résultat nous conduit à penser que le plaisir de jeu et la notion d’apprentissage entretiennent une relation dialectique positive, allant dans le sens de la théorie de l’apprentissage intégré, décrivant l’importance de l’imbrication entre la mécanique de jeu et le scénario pédagogique.

Le prochain article, seizième de la série, s’intitule « Le serious game comme espace d’expérience projective : confronter les schèmes de pensée du joueur et favoriser le processus d’accommodation pour l’apprentissage ».

Merci de votre lecture et à bientôt.

François Calvez - [email protected]
Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.

Notes et bibliographie
1 Marne B., Huynh-Kim-Bang B., Labat J.M., publication, Articuler motivation et apprentissage grâce aux facettes du serious game, publication in actes du colloque EIAH 2011 :
http://www.telearn.org/warehouse/Marne-Bertrand-EAH2011_(006645v1).pdf
2 Szilas, N., Sutter Widmer, D., publication, Jeux sérieux : conception et usages - mieux comprendre la notion d’intégration entre apprentissage et jeu, actes de l’atelier de la 4ème conférence francophone sur les Environnements Informatiques pour l’Apprentissage Humain, édités par Sébastien George et Éric Sanchez, Le Mans, 23 juin 2009 :
http://eductice.ens-lyon.fr/EducTice/projets/en-cours/geomatique/telechargement/actesEIAH2009
3 Fabricatore, C., publication, Learning and videogames : an unexploited synergy, in 2000 AECT National Convention, 2005.

 

18 mars 2013

Serious game « SecretCAM handicap » - 14 : «L’apprentissage intégré : plus facile pour qui connait les codes du jeu vidéo»

"SecretCAM handicap" est un serious game conçu et réalisé par le Cnam Pays de la Loire, en partenariat avec 18 partenaires. Le jeu a également fait l'objet d'une recherche action menée sur la conception et les effets de ce serious game éducatif sur les salariés. Cette publication fait partie d'une série d'articles relatifs aux résultats de cette recherche.

Par François Calvez - Directeur Pôle Tice, Cnam Pays de la Loire

Voir article précédent : « handicap (serious) et plaisir de jeu (game) : SecretCAM handicap, un jeu trop sérieux auquel on ne joue pas vraiment ? ».
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

3 pers ordi 2Nous observons aujourd’hui un intérêt particulier des entreprises pour le recours aux serious games dans le champ de la formation professionnelle continue à destination de leurs collaborateurs. Apprendre en jouant, c’est le propos du psychanalyste Serge Tisseron lorsqu’il rappelle que « l’être humain a inventé le jeu pour apprendre, et il n’apprend bien qu’en jouant » (Tisseron, 2010)1. Pour autant, si la pédagogie par le jeu n’est pas une approche récente en matière éducative, l’usage des technologies issues du jeu multimédia et du jeu vidéo à des fins d’apprentissage n’est pas sans poser de questions en termes méthodologique.
Pour Alvarez et Djaouti (Alvarez & Djaouti, 2010)2, le jeu doit être envisagé comme une démarche pédagogique devant intégrer un scénario de jeu. Comme le fait remarquer Eric Fourcaud (chef de projet Université d’été Ludovia et rédacteur en chef de Ludovia Magazine), interviewé par Alvarez et Djaouti (2010, p.179), le serious game se différencie des dispositifs de formation de type e-learning qui s’appuient essentiellement sur des exposés didactiques, des Quiz et des QCM, par l’existence même d’un scénario de jeu impliquant et mobilisant l’attention du joueur.
C’est d’ailleurs ce scénario ludique, scénario d’interaction comme le souligne André Tricot, qui différencie le serious game des autres applications ludo-éducatives, ces dernières ne disposant que d’une interface ludique (Tricot dans Alvarez & Djaouti, 2010, p.198).
Ce scénario de jeu est partie intégrante de l’ingénierie pédagogique, il est articulé aux objectifs d’apprentissage à atteindre et au scénario pédagogique. Le scénario de jeu et le scénario pédagogique sont donc intimement liés, « le premier sert à motiver, le second sert à apprendre » (Tricot, 2010).
Le défi pour la conception d’un serious game est donc d’intégrer le contenu d’apprentissage dans l’aspect ludique, c’est ce que Fabricatore appelle « la métaphore intrinsèque » (Fabricatore, 2005)3 par opposition à la démarche qui consiste à considérer l’aspect jeu comme une surcouche sans rapport avec le contenu didactique, qu’il nomme « métaphore extrinsèque ».
Cependant, cette imbrication doit être subtile pour que le scénario pédagogique ne s’impose pas au joueur de manière trop consciente, ce qui risquerait de rompre le sentiment d’immersion et de perdre la logique de jeu, et au final de porter préjudice au processus d’apprentissage.
4 pers ordiDans un serious game, il existe donc un équilibre fragile entre activité ludique et activité pédagogique auquel il convient d’être très vigilant lors de la conception du jeu.
En d’autres termes, cela soulève la question de « l’apprentissage intégré » ou « mal intégré » dans un jeu sérieux, sujet traité par les chercheurs Nicolas Szilas et Denise Sutter Widmer du TECFA, de l’Université de Genève, dans une publication intitulée « Mieux comprendre la notion d’intégration entre apprentissage et jeu » (Szilas & Sutter Widmer, 2009)4.
Force est de constater que la grande majorité des écrits des chercheurs internationaux (Kellner, Frete, Habgood…) sur cette question « d’apprentissage intégré dans le jeu sérieux » fait souvent état d’intégration non réussie : « Quand l’utilisateur joue, il n’apprend pas les contenus, et quand il apprend, il ne joue plus ». Nicolas Szilas et ses collègues s’appuient sur les travaux d’Habgood et de ses collaborateurs pour proposer une solution consistant à intégrer les contenus d’apprentissage dans la fiction même du jeu ainsi que dans la mécanique de jeu, mais aucune méthode précise n’est finalement donnée pour y parvenir.
En conséquence, si le couple « apprentissage-jeu » n’est pas impossible, il semble cependant difficile à mettre en œuvre.

Je vous propose ici d’analyser la notion d’apprentissage intégré dans le serious game « SecretCAM handicap » au travers d’un élément de game play relatif à l’intégration dans la mécanique de jeu d’informations didactiques contextuelles sur le handicap au travail (Cf. article 3, le game design du jeu).

Rappelons tout d’abord cet élément de game play : les saynètes vidéo proposées constituent des éléments de contenus relatifs aux comportements face au handicap. En complément de ces scènes, il semblait pertinent de proposer au joueur des informations plus didactiques (aspect règlementaire de la loi de 2005 sur l’égalité des chances, constat en entreprise…), contextuelles en fonction des scènes présentées. Une solution simple consistait à les faire apparaître à l’écran automatiquement au cours de la vidéo pour lecture par le joueur. Cette approche, observée dans beaucoup de modules e-learning plus « classiques » nous semblait s’imposer de manière trop linéaire et passive, et risquait de rompre l’immersion du joueur dans le jeu.
Il s’agissait donc de répondre à la question : « Comment combiner ces informations contextuelles à la mécanique de jeu, en impliquant activement le joueur, pour l’inciter à en prendre connaissance au cours d’une expérience plus intégrée ? ». En d’autres termes, il nous fallait intégrer ces informations au game play.

Voyons comment nous avons procédé en prenant l’exemple de l’objectif pédagogique visant à apprendre des informations relatives à l’aménagement du poste de travail des travailleurs handicapés.

Yasmina1. Dans le scénario, le choix du joueur lance une vidéo dont le dialogue fait état de l’aménagement du poste de travail de Jean, le salarié en situation de handicap.


Information débloquée entourée2. A l’expression des mots clés «aménagement du poste de travail » dans le dialogue, le programme du jeu affiche à l’écran en clignotement « information débloquée ».

 I entouré3. L’information débloquée est alors accessible sur l’interface principale du jeu dans « l’espace information » réservé aux 11 informations à débloquer tout au long du jeu. Le joueur a été tenu informé de cette règle lors du tutoriel de prise en main en première mission.
Information à lire entourée4. A la fin du visionnage de la vidéo en cours, ou à tout moment dans le jeu, le joueur peut décider de se rendre dans l’espace information et cliquer sur l’information débloquée pour la lire.

 Joker 45. La lecture de deux informations a pour conséquence le gain d’un joker supplémentaire, initialement au nombre de trois. Avec plus de Jokers, le joueur peut explorer le jeu et augmenter ses  chances d’améliorer son score en visualisant d’autres scènes qui peuvent débloquer à leur tour de nouveaux Jokers. Ces informations seront également utiles pour répondre aux Quiz du Manager lors de convocations dans son bureau. Il faut donc les mémoriser (Cf. article 3).

Alors, qu’en est-il de cette conception « intégrée » en termes d’usage et d’apprentissage ? Les entretiens individuels d’explicitation et les observations participantes d’expériences de jeu apportent des éléments d’analyse :

- Un tutoriel sur le fonctionnement du jeu est associé à la première mission. La charge cognitive du joueur serait trop importante au démarrage du jeu. Une mission « zéro », pour bien comprendre le fonctionnement du jeu, indépendamment de tout contenu de première mission, aurait été plus judicieux, ce qui d’ailleurs avait été initialement envisagé,
- Les usagers favoriseraient l’action de jeu à la lecture des consignes (bien lire l’énoncé avant de faire un exercice est pourtant ce sur quoi bon nombre de professeurs insistent),
- Beaucoup de ceux qui se disent non joueurs ne semblent pas saisir le principe. Ils cliquent sur le texte clignotant informant du déblocage d’une information, pensant qu’il s’agit d’une zone interactive.
- Les non joueurs de jeux vidéo reproduiraient une expérience de jeu linéaire de type e-learning. Revenir sur l’interface de jeu pour débloquer une information implique de rompre cette linéarité (rupture pourtant recherchée au travers de l’apprentissage intégré).
- Les joueurs de jeux vidéo comprennent assez spontanément le fonctionnement des informations à débloquer, par connaissance des codes de jeux.

Cet exemple met en évidence la complexité d’une articulation entre action de jeu et activité d’apprentissage. Une modification du game play est donc nécessaire pour améliorer la compréhension de cet élément de mécanique de jeu par les usagers, même si les informations contextuelles ne constituent pas l’élément principal du contenu d’apprentissage, l’objectif premier étant surtout de convoquer les schèmes de pensée du joueur pour les confronter à ceux convoqués dans le jeu (Cf. article 7).
Toujours est-il que, pour nous assurer de la prise de connaissance de ces informations par l’usager, ce dernier se voit proposer en fin de jeu l’accès à une page de synthèse des onze informations qui étaient à débloquer. 69% des 173 répondants au questionnaire indiquent l’avoir lue. Mais qu’ont-ils véritablement retenu de cette lecture finale « non intégrée » ? N’auraient-ils pas mieux appris les contenus de ces informations contextuelles en les sollicitant au cours de l’action de jeu comme cela était proposé ?
Car « rendre l’apprentissage plus motivant » et « apprendre en faisant » sont bien deux finalités identifiées par les résultats de la recherche sur la relation entre jeu et apprentissage (Genevois, 2011, p.119)5.

Le prochain article, quinzième de la série, s’intitule « Le plaisir de jeu : une condition pour jouer…et pour apprendre ».

Merci de votre lecture et à bientôt.

François Calvez - [email protected]

Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.

Notes et bibliographie :

1 Serge Tisseron, préface ouvrage, Serious game, révolution pédagogique, Lavergne Boudier V. et Dabach Y., Editions Lavoisier Hermes, Paris, 2010 - ou encore dans Introduction au serious game d’Alvarez et Djaouti, 2010, p.196.
2 Alvarez, J., Djaouti, D., ouvrage, Introduction au Serious Game, Editions Questions théoriques, 2010.
3 Fabricatore, C., publication, Learning and videogames : an unexploited synergy, in 2000 AECT National Convention, 2005.
4 Szilas, N., Sutter Widmer, D., publication, Jeux sérieux : conception et usages - mieux comprendre la notion d’intégration entre apprentissage et jeu, actes de l’atelier de la 4ème conférence francophone sur les Environnements Informatiques pour l’Apprentissage Humain, édités par Sébastien George et Éric Sanchez, Le Mans, 23 juin 2009 :
http://eductice.ens-lyon.fr/EducTice/projets/en-cours/geomatique/telechargement/actesEIAH2009
5 Genevois, S., ouvrage, chapitre, Le jeu en rapport avec l’ordinateur et la culture numérique des adolescents, in Les jeux vidéo comme objet de recherche, sous la direction de Rufat, S., et Minassian H.T., Editions Questions théoriques, 2011. Sylvain Genevois fait état du rapport de 2004 de Kirriemuir et McFarlane sur les travaux de recherche concernant la relation entre jeux et apprentissage. Deux éléments sont avancés : rendre l’apprentissage plus motivant et apprendre en faisant.

Crédits photos : Cnam Service Images et sons.

18 février 2013

Serious game « SecretCAM handicap » - 13 : « handicap (serious) et plaisir de jeu (game) : SecretCAM handicap, un jeu trop sérieux auquel on ne joue pas vraiment ? »

Par François Calvez

Voir article précédent : « Crédibilité du jeu : sauvé de la caricature par l’acceptation d’une expérience de jeu non consensuelle ».
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

Préambule
28769« SecretCAM » est un jeu du type de ceux dont vous êtes le héros dans lequel le joueur est impliqué. Le psychologue et psychanalyste Serge Tisseron précise que « jouer un rôle n’est pas seulement une manière de s’imposer une discipline pour arriver aux objectifs que nous nous sommes fixés, c’est d’abord et avant tout une façon de jouer. Car il y a une jouissance à jouer » (Tisseron, 2012, p.105)1.
Quand on parle de jeu, il est impossible à mon sens de ne pas traiter de la notion de plaisir de jeu, élément indispensable pour maintenir l’attention du joueur jusqu’au terme de l’expérience, et espérer atteindre les objectifs pédagogiques.
Alvarez et Djaouti nous disent que « l’objectif d’un serious game n’est pas le seul divertissement » (Alvarez & al., 2010)2, mais le divertissement n’en est pas exclu pour autant.
Les chercheurs, Marne, Huynh-Kim-Bang et Labat, spécifiaient également dans une publication que « la particularité du serious game est que l’efficacité repose sur l’introduction de plaisirs et de motivations propres aux jeux vidéo, au cœur même des interactions de l’apprenant avec le système numérique » (Marne & al., 2011)3.
Mais qu’en est-il vraiment de ce plaisir de jeu au travers de « SecretCAM handicap » ? Est-il possible de proposer une expérience de jeu traitant d’une question aussi sérieuse que le handicap ? Associer le « serious » du handicap et le « game » du jeu est-il possible ? Questions préalables à l’interrogation de la première étape de la boucle d’apprenance (Cf. article 7), selon laquelle le jeu confronterait les schèmes de pensée du joueur avec ceux convoqués dans le jeu. Car le plaisir de jeu n’est-il pas une condition à l’immersion dans le jeu, et donc un facteur favorable à la convocation des schèmes de pensée du joueur ?

Plaisir de jeu et handicap : « game » versus « serious »
L’analyse des résultats de l’enquête (Cf. article 2) nous livre que la thématique du handicap ne semble pas avoir empêché le plaisir de jeu puisque 90,2% des 173 répondants expriment avoir pris du plaisir à jouer (44,5% beaucoup, 45,7% un peu), contre seulement 9,8% déclarant ne pas du tout avoir pris de plaisir. Donc le plaisir de jeu n’est pas observé uniquement chez ceux qui se disent joueurs d’une manière générale, puisque ceux-ci ne représentent que 46,7% de la population totale des répondants au questionnaire.

Histogramme est-ce un jeuPar contre, si le plaisir de jeu semble massivement ressenti, seulement 58,2% des répondants considèrent « SecretCAM handicap » comme un jeu. C’est d’ailleurs auprès des non joueurs (53,3% de la population observée), que la qualification de jeu est la plus exprimée (par 64,2% d’entre eux selon le schéma ci-contre).

La référence à la réalité dans le jeu, confère à ce dernier un sérieux qui peut être une explication à ce faible pourcentage.

« Pour moi, ce n’est pas un jeu. C’est vraiment la réalité » (Robert, technicien, plus de 40 ans).

Par ailleurs, considérer que l’on puisse jouer avec la notion de handicap ne semble intellectuellement pas si évident pour tout le monde, même si ce point est finalement peu évoqué lors des entretiens. En effet, un salarié me confiait que dans le cadre d’une communication auprès des personnels afin de les inviter à jouer à « SecretCAM handicap », la direction ne souhaitait pas voir associer les mots « ludique » et « handicap ».
Associer le « serious » et le « game » ne semble donc pas si facile en termes de représentation. Pour autant 90,2% des usagers du jeu ont pris du plaisir. C’est peut-être au travers de ce paradoxe que réside tout l’intérêt du serious game.
Le paradoxe s’exprime pleinement dans les propos de Jérôme lorsqu’il considère que « SecretCAM handicap » est bien un jeu, auquel on ne joue pas vraiment.

« Je considère que c’est un jeu. Ce n’est pas le jeu où l’on joue pour jouer. Les jeux vidéo que je fais, c’est plus pour du loisir. Là, c’est une activité ludique et c’était pour apprendre des choses. Je ne sais pas comment expliquer la différence…c’est un jeu sérieux…, ce n’est pas juste un loisir, c’est un jeu qui permet d’apprendre sur une réalité. Il y a la partie  réalité où on apprend des choses…et la partie jeu, c’est celle qui permet d’utiliser des Jokers, de débloquer des infos » (Jérôme, employé, moins de 30 ans, joueur y compris de jeux vidéo et de serious game).

Mais au final, nous retrouvons bien dans les propos de Jérôme la définition d’Alvarez et Djaouti lorsqu’ils définissent le serious game comme l’intégration d’une thématique sérieuse dans une mécanique de jeu.

Ludique versus amusement
Les propos de Jérôme nous amènent à ceux d’Irène. Ils mettent en évidence qu’au travers de l’énoncé du plaisir de jeu, les notions de ludique et d’amusement semblent s’opposer. C’est peut-être ce qui fait la différence entre les joueurs qui ont pris beaucoup de plaisir (amusement) et ceux pour qui le plaisir a été moyennement ressenti (ludique). Comme l’évoque Irène lors d’un entretien, un serious game, c’est ludique, mais ce n’est pas pour autant de l’amusement.

« Pour moi, je n’ai pas eu l’impression de jouer. Pour moi le jeu c’est amusant et là, je n’ai pas trouvé ça amusant. Je n’ai pas rigolé. Maintenant j’ai trouvé ça plaisant, agréable, fluide, ludique, ouais c’est ça, mais je n’ai pas trouvé ça amusant. Pour moi ce n’est pas forcément un jeu » (Irène, 51 ans, employée, se dit non joueuse mais curieuse).

Et cette différence est sûrement due au caractère sérieux du jeu.

« Ce n’est pas un jeu pour s’amuser, c’est un jeu sur le travail » (Robert, technicien, plus de 40 ans)

Plaisir de jeu, expérience individuelle et expérience collective
22078
Le fait de vivre une expérience de jeu en collectif semble avoir une influence sur le sentiment de plaisir de jeu.
L’analyse des résultats du questionnaire nous indique en effet que quasiment 100% de ceux qui ont joué collectivement ont pris beaucoup de plaisir à jouer. Plusieurs entretiens précisent ce point dont celui réalisé avec Bernard.

« Oui, j’ai pris du plaisir à jouer, ça oui ! J’ai pris d’autant plus de plaisir à jouer qu’on a joué en groupe. Parce qu’il y avait ce temps de réflexion commune avant la prise de décision qui était intéressante. J’aurais certainement pris moins de plaisir à jouer seul. C’est toujours mieux de jouer à plusieurs en général (rire). Les jeux vidéo, même si on peut y jouer à plusieurs, souvent c’est l’image de la personne seule face à son écran (rire)…oui, c’est aussi pour ça que ça ne m’intéresse pas de jouer au jeu vidéo, car on est souvent seul » (Bernard, 30 ans, se dit joueur mais pas sur jeux vidéo).

SecretCAM n’est pas conçu comme un jeu multi-joueurs en ligne, et ce commentaire nous livre l’importance que semble prendre le caractère collectif dans le plaisir de jeu. Roger Caillois ne disait-il pas « le jeu n’est pas seulement distraction individuelle. Peut-être même l’est-il beaucoup plus rarement qu’on ne pense » (Caillois, 1958, p.93)4. Plus précisément, le commentaire de Bernard pointe le rôle des interactions sociales dans la notion de plaisir. C’est notamment au travers de l’échange sur les décisions à prendre dans le jeu que le plaisir de jeu serait partagé.
Dans un prochain article, je reviendrai sur la nature des interactions sociales afin de tenter de les caractériser et d’en étudier l’impact sur l’apprentissage.

En conclusion, nous observons que la dimension ludique du jeu ne signifie pas amusement du joueur, ce qui ne semble pas surprendre les usagers du jeu, s’agissant d’un jeu sérieux. En dernier lieu, plus que la singularité de jouer à un jeu sur le handicap au travail, assez peu discutée lors des entretiens, c’est bien le couple « serious » et « game » qui questionne, plus que la thématique. Pour autant, le plaisir de jeu est bien au rendez-vous, de manière quasi unanime, même chez celles et ceux de nature non joueuse.

Une fois analyser la relation dialectique qu’entretiennent le plaisir de jeu et le traitement d'une thématique sérieuse, il est légitime de se questionner, s’agissant d’un serious game éducatif, sur la relation entre plaisir de jeu et apprentissage.
Cette interrogation nous renvoie à la question de l’apprentissage intégré, défini comme l’imbrication d’un scénario de jeu et d’un scénario pédagogique, soulevée par des chercheurs tels que Szislas, Sutter Widmer, Fabricatore ou encore Tricot.

Dans le prochain article, quatorzième de la série, je vous propose d’étudier, toujours au travers de l’analyse des expériences de jeu sur « SecretCAM handicap », l’interrelation entre plaisir de jeu et apprentissage ainsi que la notion d’apprentissage intégré. Son titre : « L’apprentissage intégré : plus facile pour qui connait les codes du jeu vidéo ».

Merci de votre lecture et à bientôt.

François Calvez - [email protected]
Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.

Notes et bibliographie
1 Tisseron, S., ouvrage, Rêver, fantasmer, virtualiser - Du réel psychique au virtuel numérique, Editions Dunod, Paris, 2012.
2 Alvarez, J., Djaouti, D., ouvrage, Introduction au Serious Game, Editions Questions théoriques, 2010.
3 Marne B., Huynh-Kim-Bang B., Labat J.M., publication, Articuler motivation et apprentissage grâce aux facettes du serious game, in actes du colloque EIAH 2011 :
http://www.telearn.org/warehouse/Marne-Bertrand-EAH2011_(006645v1).pdf
4 Caillois, R., ouvrage, Les jeux et les hommes, le masque et le vertige, Editions Gallimard, collection folio essais, 1967 (1ère édition 1958).

Crédits photos : Cnam Service Images et sons.

12 février 2013

Serious game « SecretCAM handicap » - 12 : « Crédibilité du jeu : sauvé de la caricature par l’acceptation d’une expérience de jeu non consensuelle »

Par François Calvez

Voir article précédent : « Un serious game sur le handicap à base de vidéos : un choix anthropologique majeur facteur d’immersion et d’indentification ».
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

28718Proposer une expérience de jeu crédible, réaliste, au plus proche des comportements observés pour confronter les schèmes de pensée du joueur avec ceux convoqués dans le jeu, tel est l’objectif de « SecretCAM handicap».
Si un point de vigilance consistait à éviter de faire un jeu qui stigmatise le handicap malgré lui, pour autant, l’expérience de jeu d’un serious game ne doit pas être consensuelle. Selon Michael Stora, psychanalyste spécialisé dans les jeux vidéo à des fins thérapeutiques, pour qu’il y ait intérêt pour le jeu, ce dernier doit offrir la possibilité au joueur de transgresser les règles (Stora, 2009)1. Dans le cas de « SecretCAM handicap », les règles peuvent s’entendre en tant que normes sociales au sens de « concept nous permettant d’appréhender comment l’environnement social au sens large, c'est-à-dire les influences groupales et culturelles, devient prescriptif des comportements et jugements individuels » (Esnard, 2009, p.68)2. Pour autant, derrière le politiquement correct, les comportements face au handicap au travail sont souvent inhibés et consciemment ou inconsciemment sources d’exclusion. Aussi, il s’agit pour l’usager du jeu de « tester » des comportements et d’en observer les conséquences sans aucune incidence en termes de relations humaines (apprentissage par essai-erreur), pour procéder à un questionnement réflexif. Jouer à « SecretCAM handicap » doit donc signifier avoir la possibilité de s’affranchir des conventions sociales, au risque de stigmatiser. Il s’agit en quelque sorte, au travers de son avatar et du choix des personnages et des messages, « d’adopter un comportement amoral, et non immoral » (Stora, 2009).
Aussi, des personnages trop consensuels n’auraient pas permis une expérience de jeu intéressante, avec cependant le risque de tomber dans la caricature. Hormis le personnage en situation de handicap, volontairement neutre, les trois autres collègues du joueur affichent donc des comportements types liés au handicap, pouvant apparaitre comme stéréotypés : exclusion délibérée, compassion exacerbée, indifférence. Si l’exclusion délibérée est clairement affichée dès le début du jeu, l’objectif pédagogique est surtout de mettre l’accent sur la relation d’aide de type compassion exacerbée (« faire avec » ne signifie pas « faire à la place de »), comportement sociétal plus consensuel au demeurant, dont le caractère tout aussi exclusif va être découvert par le joueur au fur et à mesure de la progression dans le jeu.

Alors, quel est le ressenti des joueurs face à ce choix de proposer une expérience de jeu non consensuelle avec des personnages stéréotypés ? Le jeu tombe-t-il dans la caricature et perd-il sa crédibilité ? Les scènes tirées de la réalité sont-elles considérées comme réalistes ?

28769Globalement le pari semble tenu. 84% des 173 répondants au questionnaire (Cf. article 2 « le cadre du retour d’expérience ») considèrent le scénario et l’histoire comme réalistes. 76% et 78% ont le même avis respectivement pour les dialogues et les situations proposées liées au handicap. Et 14 salariés en situation de handicap, sur les 16 interrogés et ayant répondu à ces questions, partagent également de manière unanime ces ressentis. La méthode de conception du jeu consistant à créer un scénario à partir de scènes réelles et à recourir au théâtre forum comme outil de genèse du scénario du jeu, semble donc avoir été  judicieuse (Cf. article 5).
De même, 92,5% des répondants considèrent le jeu comme non caricaturant pour les personnes handicapées, ce qui laisse supposer que le recentrage sur les représentations sociales et non les pathologies était un choix pertinent pour éviter toute stigmatisation.

Toutefois, si le jeu n’est pas caricaturant pour les personnes en situation de handicap, 42,8% le considèrent caricaturant pour les collègues valides représentés dans le jeu, alors même que les situations sont tirées de la réalité et qu’elles sont ressenties comme réalistes - A noter que seulement 4 travailleurs handicapés sur les 16 ayant répondu à la question sont d’accord sur ce caractère caricatural des collègues mis en scène dans le jeu. Les pourcentages d’accréditation par les usagers nous indiquent que ni l’histoire, ni le scénario, ni les dialogues, ni les situations ne sont en cause. Le jeu d’acteur ne l’est d’ailleurs pas non plus (Cf. article 11).
En fait, les entretiens individuels nous apportent des éclairages. La caricature semble être générée par la concentration de comportements d’exclusion sur un même personnage sur une durée de jeu relativement courte.

« Les scènes mises bout à bout, sur le même personnage…ça faisait beaucoup » (Annie, 41 ans, employée, en situation de handicap, se dit joueuse mais pas sur jeux vidéo).

YasminaL’histoire se déroule sur plusieurs jours dans le jeu. Le temps moyen d’expérience de jeu est de 40 minutes. Temporalité dans le jeu et temporalité de l’expérience de jeu se confrontent pour conférer aux personnages du jeu des traits caricaturaux. Mais n’en est-il pas de même pour un film par exemple ?
Toujours est-il que les usagers du jeu doivent procéder à une acceptation de ces différentes temporalités pour entrer pleinement dans l’histoire.
Toujours est-il que la crédibilité du jeu ne semble pas affectée. Car c’est bien une posture compréhensive que les joueurs semblent adopter, conscients de la nécessité pour les concepteurs de proposer une expérience de jeu suffisamment « provocante » pour susciter des réactions face au handicap dans un laps de temps court.

« Le jeu avait une durée courte, donc il fallait bien que ce soit un peu caricatural pour poser les bonnes questions et provoquer des réactions » (Margueritte, 35 ans, employée, se dit joueuse).

La caricature semble d’autant plus « acceptée » que les traits de caractère dépeints dans le jeu correspondent à ceux observés dans la réalité.

« Les personnages, si vous voulez, ça reflète quand même la vraie vie hein ! C’est des personnes qu’on a autour de nous. Oui, c’était quelque chose de réel pour moi » (Jeanne, moins de 30 ans, employée, se dit non joueuse).

« Super crédibles les personnages. Parce que moi, j’ai rencontré de tout et ces personnages, je les ai rencontrés » (Gaëtan, 36 ans, employé, en situation de handicap, se dit très joueur mais pas sur jeux vidéo).

« C’est une petit équipe, mais on y retrouve des personnalités et des caractères que l’on retrouve réellement dans la vie réelle, qu’elle soit professionnelle ou même personnelle d’ailleurs » (Jacques, 38 ans, cadre manager, se dit joueur y compris de jeux vidéo).

L’humour de certaines scènes semble également avoir contribué à minimiser la caricature.

« Je me dis oui certes, ça va parfois dans la caricature mais…c’est plutôt bien fait, c’est plutôt amusant, il y a de l’humour, donc moi ça…ça ne m’a pas gêné » (Bernard, 30 ans, se dit joueur mais pas sur jeux vidéo).

20749Par contre, pour certaines personnes, la caricature peut malgré tout rendre difficile l’identification aux personnages. En effet, si dans la majorité des cas le joueur s’identifie à la voix off de l’avatar comme nous l’avons vu dans l’article 11, le but du jeu est également d’amener le joueur à s’identifier aux comportements des protagonistes du jeu. Si un joueur choisi souvent Emma pour solutionner les problèmes, c’est qu’il pense que son comportement est celui qu’il convient d’adopter pour résoudre une situation. Or, la caricature suggère le stéréotype, et le stéréotype peut rendre difficile l’identification.

« D’éveiller les gens, de leur poser des questions, oui, maintenant…de les ramener à leur propre façon de réagir, pour le coup ça me parait difficile. J’ai trouvé que les comportements étaient très stéréotypés et donc se retrouver dedans, ce n’est pas forcément évident » (Yvon, employé secteur handicap, moins de 30 ans, se dit très joueur y compris sur jeux vidéo).

D’autant plus que parfois le joueur se reconnait dans un peu tout le monde du fait de la diversité des situations proposées.

« C’était normal que ce soit un peu caricatural, mais du coup on avait du mal à se positionner comme l’un ou l’autre puisque tout le monde est un petit peu Simon ou un petit peu Emma »  (Margueritte).

Mais, n’avons-nous pas été un Simon, une Emma ou une Yasmina suivant les situations auxquelles nous avons été confrontées dans notre vie. S’identifier suivant les cas à l’un ou l’autre des personnages du jeu semble correspondre à une réalité.

Par ailleurs, le stéréotype n’aiderait-il pas également à se positionner clairement dans le jeu ? Le personnage de Yasmina, symbolisant le sentiment plus subtil d’indifférence face au handicap, nous donne à réfléchir. En effet, les usagers du jeu l’identifient moins clairement, ce qui peut lui conférer une relative « neutralité » dans le jeu dans laquelle il est difficile de s’identifier.

« Yasmina, on n’arrivait pas très bien à situer sa position. Je suis bien incapable de dire ce qu’elle représentait en tant que personnage, parce que justement ce n’était pas un stéréotype» (Margueritte, 35 ans, employée, se dit joueuse).

En dernier lieu, pour terminer sur le propos relatif à la crédibilité du serious game face à une forme de caricature des personnages, j’évoquerais à nouveau ici la métaphore d’Erving Goffman, traitée dans l’article 4, relative à la théâtralisation des interactions interpersonnelles dans la vie quotidienne (Goffman, 1973, 1959)3. Pour Goffman, la vie sociale quotidienne est comme une scène avec ses acteurs, son public, ses coulisses. Les coulisses sont comme des espaces privés où les acteurs peuvent se relâcher et tenir un discours différent de celui déclamé sur la scène. Le monde social est un théâtre et l’interaction une représentation. Chacun offre au public la représentation de soi, l’image de soi qu’il veut donner pour garder la face et donner bonne impression, avec les risques de fausser les rapports sociaux mais aussi de se dévoiler à un moment de relâchement inattendu. Face au handicap, les normes sociales, les comportements politiquement corrects peuvent conditionner les interactions sociales. Le concept dramaturgique de « SecretCAM » donne au joueur la possibilité de voir et d’entendre en caméra cachée ce que Goffman appelle les coulisses de cette mise en scène sociale. En coulisse, les individus sont tels qu’ils sont, les masques tombent. Aussi, ce qui est observé peut paraître caricatural, car différent de ce qui est exprimé socialement en collectif. Pour autant, c’est ce qui se rapproche peut-être le plus de la réalité de la pensée.
Aucun des entretiens ne fait état de la relation entre le concept de « SecretCAM » et le fait que les protagonistes s’autorisent certains comportements pouvant du coup paraître caricaturaux. Cependant, la nécessité de recourir à des traits de caractère bien marqués pour susciter la réflexion, semble être, là encore, acceptée des usagers du jeu.

« Il y a des traits de caractère un peu forcés, mais je trouvais ça nécessaire […] il fallait bien avoir des traits de caractère bien prononcés pour avoir des situations à proposer » (Bernard, 30 ans).

29137Jouer à « SecretCAM handicap » doit donc signifier avoir la possibilité de stigmatiser, de s’affranchir des conventions sociales, d’adopter comme le disait Michael Stora un comportement amoral, et non immoral ».
C’est d’ailleurs un des « pouvoirs » quelque peu « pervers » des technologies que de permettre aux usagers du jeu de s’autoriser à penser ce qu’ils n’auraient pas osé penser autrement, pour finalement pouvoir être en capacité de se remettre en question si nécessaire. La simulation par écran interposé conduit à s’autoriser des comportements que l’on n’adopterait pas dans une situation réelle. C’est ce qu’exprime Yvon, travailleur dans le secteur du handicap.

« Je sais que le travailleur handicapé n’est pas obligé de dire ce qu’il a, ni à son employeur, ni à ses collègues, mais je me suis posé la question pour le coup à un moment donné…(long silence)…mais c’est vrai que ce n’est pas une réaction que j’aurais eu sur le terrain. C’était un peu le côté pervers d’être derrière son écran. Dans un jeu, du coup, on est comme à la télé, on est sur son canapé et…on est juge (rire), c’est vrai que du coup on veut savoir. Ouais clairement ça je pense que la critique est facile quand on n’est pas face à la situation concrète » (Yvon, moins de 30 ans, employé secteur handicap).

C’est ce qu’évoque également Jacques lors de son entretien lorsqu’il précise avoir joué à nouveau pour voir ce qu’il adviendrait en adoptant des comportements inverses à ceux pris en première instance.

« J’ai rejoué pour voir ce qui se passerait si je devenais complètement bête. Bah ! C’est assez curieux. Ça questionne aussi ! Ce qui est intéressant, c’est que ça permet de faire des erreurs sans que ça ait d’impacts réels. A la limite c’est ce que je garde de plus intéressant au travers de ce média-là plutôt qu’un film…parce qu’avec un film, il n’y a pas le choix. […] Heureusement que j’y suis retourné et que j’ai provoqué volontairement des échecs, des erreurs, des choses comme ça, parce que j’ai plus appris au travers de ces erreurs-là, que ce que j’ai pu apprendre au départ dans le jeu » (Jacques, 38 ans, cadre manager, se dit joueur y compris de jeux vidéo).

C’est aussi ce que soulève Roger Caillois au travers de l’exemple de la pratique des autos tamponneuses. Il évoque le «  […] plaisir élémentaire  […] de provoquer sans fin de pseudo-accidents sans dégât ni victime, de faire exactement et jusqu’au dégoût ce que, dans la réalité, interdisent le plus les règlements » (Caillois, 1958, p. 264-265)4.
Bien sûr, le joueur n’est pas complètement libre, « le scénario et les règles constituent un cadre très contenant qui, paradoxalement, permet l’expression de la liberté du joueur » (Stora, 2009). Il s’agit pour l’usager de « tester » des comportements et d’en observer les conséquences sans aucune incidence en termes de relations humaines (apprentissage par essai-erreur), pour procéder à un questionnement réflexif.

Aussi, des personnages trop consensuels n’auraient pas permis une expérience de jeu intéressante. Certes, il reste un sentiment de caricature post expérience de jeu, mais les usagers du jeu s’accordent à dire que les comportements mis en évidence existent vraiment dans la réalité et qu’ils ont le méritent de permettre de se poser les bonnes questions.
La considération de « SecretCAM handicap » en tant que jeu réaliste et crédible est donc clairement énoncée par les joueurs, condition que je posais comme favorable au processus de convocation des schèmes de pensée de la première étape de la "boucle d'apprenance", autant que celle relative au sentiment d’immersion dans le jeu telle qu’étudiée dans l’article précédent (Cf. article 11).

Le prochain article, treizième de la série, s'intitule " Handicap (serious) et plaisir de jeu (game) : SecretCAM handicap, un jeu trop sérieux auquel on ne joue pas vraiment ? "

Merci de votre lecture et à bientôt.

François Calvez - [email protected]
Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.

Notes et bibliographie

1 Stora, M., communication vidéo, Le jeu vidéo qui soigne, 3èmes Assises du jeu vidéo, Palais Bourbon, jeudi 30 avril 2009 :
http://www.dailymotion.com/video/x96m5g_michael-stora-aux-3emes-assises-du_videogames
2 Esnard, C., ouvrage, Le jugement social, Editions Dunod, Paris, 2009.
3 Goffman E., ouvrage, La mise en scène de la vie quotidienne, 1 - la représentation de soi, 2 – les relations en public, réédition aux Editions de Minuit, 1996 (1ère édition 1959, traduction française 1973).
4 Caillois, Roger, ouvrage, Les jeux et les hommes, le masque et le vertige, Editions Gallimard, collection folio essais, 1967 (1ère édition 1958).

Crédits photos : Cnam Service Images et sons.

 

 

 

04 février 2013

Serious game « SecretCAM handicap » - 11 : « Un serious game sur le handicap à base de vidéos : un choix anthropologique majeur facteur d’immersion et d’identification »

Par François Calvez

Voir article précédent : « La prescription entre collègues : un facteur d’émulation collective à jouer dans un même service ».
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

Préambule
11Il ne faut pas perdre à l’esprit l’objectif de « SecretCAM handicap » et notamment la première étape de la « boucle d’apprenance » formulée dans mon hypothèse de recherche. En référence à la théorie piagétienne du développement des connaissances (Piaget, 1967)1, l’expérience de jeu convoquerait les schèmes de pensée existants du joueur pour les confronter à ceux proposés dans le jeu et tenter, ainsi, de procéder au travers de l’action de jeu et de la convocation d’émotions, à un processus « d’accommodation des structures mentales à la réalité » visant la construction de nouveaux schèmes (Cf. article 7).
Cependant, une des conditions préalables indispensables à la convocation des émotions, semble être le sentiment d’immersion et d’indentification à l’avatar, impliquant le joueur et suscitant chez celui-ci le sentiment de vivre une expérience en première personne. Dans la conception de « SecretCAM handicap », trois éléments majeurs ont fait l’objet de choix pour favoriser l’immersion et l’identification : le recours à la vidéo pour les scènes du jeu, la posture en vidéo première personne et la véritable voix off de l’avatar. L’étude auprès de salariés nous livre des éléments d’analyse sur la pertinence de ces choix.

Avant de poursuivre cet article, je rappelle que les noms des salariés interviewés issus de différentes organisations ont été changés afin de préserver leur anonymat.

Un game design intuitif, familier et universel pour un large public
3Comment s’adresser à un large public potentiellement « non joueur » et non utilisateur du numérique ni de jeu vidéo ?
Pour la conception de « SecretCAM handicap », il ne fallait pas oublier la diversité du public cible en termes d’âge, de genre, de culture, de catégorie socioprofessionnelle, de degré d’appropriation des technologies, d’usage des ordinateurs et du numérique en général, d’intérêt ou non pour les jeux...
Ce serious game n’est pas destiné aux uniques joueurs passionnés de jeux vidéo, ni aux seuls « digital natives », c'est-à-dire à ceux qui sont nés et ont grandi avec les technologies numériques. Il vise un large public, celui de tous les salariés des organisations incluant également les « digital immigrants », c'est-à-dire ceux qui ont découvert les technologies seulement à l’âge adulte (Prensky cité par Genevois, 2011, p.118)2.
Un game design intuitif et signifiant pour tout usager du serious game semblait nécessaire pour une prise en main du jeu quasi immédiate, premier gage d’intérêt pour poursuivre l’expérience de jeu. Le choix s’est donc porté sur un univers de bureau, familier pour beaucoup de salariés - interface devant un ordinateur et mécanique de jeu articulée autour de médias de communication de type mail, téléphone, webcam (Cf. article 3) - et sur celui de la vidéo. Concernant ce dernier point, à l’origine du projet l’hypothèse a été formulée selon laquelle un univers 3D en images de synthèse, pour un public de non-initiés aux jeux numériques et potentiellement non joueurs, ne serait pas pertinent et pourrait même faire obstacle à la motivation à entrer dans le jeu. Une hypothèse d’ordre anthropologique a donc guidé « SecretCAM handicap » vers une conception à base de vidéo, média populaire, universel, accessible au plus grand nombre.
Voyons concrètement ce qu’il en est.

Le recours à la vidéo plutôt qu’à la 3D : un choix plébiscité favorisant l’entrée dans le jeu.

La vidéo semble aider le joueur à entrer plus facilement dans l’histoire des personnages du jeu. Les entretiens individuels et les observations participantes nous apportent des éléments d’éclairage sur ce point (voir article 2 pour la méthodologie de recherche). En voici quelques extraits.

3« On rentre facilement dans le jeu. C’est pas mal le fait que ce soit de la vidéo, comme si c’était réel…c’est une façon de rentrer dans l’histoire » (Robert, technicien, plus de 40 ans).
« La mise en situation était très bien, on avait l’impression qu’on était vraiment dedans » (Jeanne, employée, moins de 30 ans, se dit non joueuse).
« C’était très bien fait, faut l’avouer, que ce soit au niveau des films…des manières de jouer, […] j’ai trouvé ouais, vraiment que c’était bien fait, on s’y croyait quoi, clairement » (Yvon, employé, moins de 30 ans, se dit très joueur, y compris de jeux vidéo).

Un salarié a même déclaré qu’il n’avait pas été surpris de voir des vidéos d’acteurs, là où généralement derrière la terminologie de jeu vidéo on s’attendrait à un jeu en 3D en image de synthèse.

« Ça ne m’a pas surpris de voir ça en réel. Je m’attendais à des scènes réelles, réellement jouées» (Bernard, employé, 30 ans, se dit joueur mais pas à des jeux vidéo).

Il semble même que le choix de la 3D n’aurait pas du tout été en adéquation avec le concept de caméra cachée - « SecretCAM » - développé dans le jeu et permettant d’espionner ses propres collègues.

« La 3D aurait faussée ce jeu-là. Il n’y aurait plus cette sensation de voir la personne de manière cachée, d’espionner » (Jacques, cadres, 38 ans, se dit joueur y compris de jeux vidéo).

La vidéo semble aider le joueur à entrer dans la réalité proposée par le jeu, ce que des images de synthèse n’auraient peut-être pas sût permettre avec la même intensité.

« A mon sens, avec un jeu en images de synthèse, on serait beaucoup trop éloigné de la réalité. Ce serait tout aussi ludique, mais on ne jouerait pas avec la même sensation et avec la même recherche. La réalité est importante pour s’imprégner du jeu. En tant que joueur, comme en tant que professionnel, l’image réelle m’aide à rentrer dans cette réalité-là. En images de synthèse, c’est comme un dessin animé au travers duquel je pense que je ne serais pas rentré dans le jeu de la même manière » (Jacques, 38 ans, se dit joueur de jeux vidéo).

Jacques justifie même l’intérêt du recours à la vidéo par le fait que le jeu repose essentiellement sur les personnages et leurs comportements, plus que sur une histoire. La vidéo semble aider à entrer dans la réalité des personnages.

« En images de synthèse, on peut croire à l’histoire, ça, ce n’est pas un souci […]. Si on était dans un jeu où l’histoire était au cœur de la problématique, là oui, peu importe que les personnages soient en images de synthèse ou réels. […] Mais là, je pense que c’est important dans ce type de situation que ce soit de la vidéo, parce que ce sont vraiment les personnages qui sont au cœur de la problématique et pas seulement l’histoire. Du coup je pense que l’apprentissage ne serait pas le même avec la 3D » (Jacques).

Il semble que la vidéo utilisée dans « SecretCAM » soit perçue de manière assez naturelle par les usagers du jeu interrogés. Les scènes tournées avec les comédiens sont plébiscitées unanimement par les salariés, femmes et hommes, joueurs comme non joueurs, quel que soit leur âge ou leur CSP. Outre le caractère populaire de la vidéo, sa capacité à véhiculer une forme de réalité semble également plaire aux usagers du jeu. Approfondissons ce point.

Le média vidéo : vecteur d’authenticité pour une immersion dans une réalité simulée au plus proche du réel, et même enrichie.

Annonce JeanLe sentiment d’immersion dans un serious game est un des facteurs de motivation à aller jusqu’au terme du jeu. Certains jeux vidéo proposent au joueur d’évoluer dans un univers imaginaire afin d’éviter les influences socioculturelles et favoriser ainsi un décentrage créateur d’un nouveau paradigme. « SecretCAM handicap », au contraire, par le recours à la vidéo propose un univers ancré dans la réalité. Le jeu se base sur l’apprentissage par l’immersion dans une situation pour laquelle il existe une référence dans le monde réel. Il s’agit de proposer une « situation authentique faisant référence à la proximité de l’expérience proposée aux apprenants avec une situation réelle » (Sanchez & al., 2011)3. En plaçant le joueur dans des situations au plus proche de la réalité, nous pouvons supposer qu’il retrouve un cadre commun aux références du monde de l’entreprise, ce qui l’amènerait plus facilement à confronter ses représentations du handicap avec celles convoquées dans le jeu. L’hypothèse est donc formulée selon laquelle cette authenticité est un facteur d’immersion motivant pour le joueur. Ce qui reviendrait à dire que jouer à un jeu en séquences vidéo pourrait générer, le temps de l’expérience de jeu, un sentiment de continuum entre le réel et le virtuel ? Dans son ouvrage « jeu et réalité, l’espace potentiel », Winnicott écrivait « ce qui m’importe avant tout, c’est de montrer que jouer, c’est une expérience : toujours une expérience créative, une expérience qui se situe dans le continuum espace-temps, une forme fondamentale de la vie» (Winnicott, 1971, traduction 1975, p.103)4. S’il ne s’agit bien évidemment pas de manquer de discernement entre le réel et le virtuel, « SecretCAM handicap » devrait pouvoir convoquer chez le joueur ce sentiment de vivre une expérience ancrée dans une forme de réalité. Robert, un des usagers du jeu, exprime ce ressenti.

« C’est réel en fait. C’est pas comme un jeu virtuel où on serait placé dans une situation loin du quotidien » (Robert).

Ce sentiment de continuité avec le quotidien semble accentué par le recours à la vidéo. C’est d’ailleurs d’autant plus intéressant que le joueur, au travers « d’un jeu dont il est le héros », va pouvoir accéder à un monde enrichi auquel il n’a habituellement pas accès. En effet, l’immersion virtuelle au plus proche de la réalité facilite l’accès à des situations parfois difficiles à simuler dans le réel, et qui peuvent se révéler être des expériences potentiellement génératrices de savoirs nouveaux.
En effet, la réflexion avant d’agir dans le jeu, la prise en compte de la personnalité des protagonistes et des messages textuels du game play (mécanique de jeu), mais aussi le visionnage des vidéos comportant des dialogues et des messages…en font un jeu basé sur des « interactions narratives » au détriment des « interactions sensori-motrices » plus souvent réservées aux jeux d’action. Cette forme de narration propulse le joueur dans un « monde enrichi » (Tisseron, 2012)5, auquel il n’a pas forcément accès dans sa réalité et au travers duquel il pourra mener une réflexion. Tisseron précise que ce monde enrichi n’est pas pour autant éloigné de la réalité et les jeux proposant des interactions narratives « stimulent de nombreuses capacités et constituent un puissant support à la vie sociale et imaginative » (Tisseron, 2012). Le psychanalyste Serge Tisseron ajoute encore que ce type de jeu « développe l’intelligence visuelle, met en scène toutes les formes d’angoisse en invitant le joueur à se projeter dans des comportements adultes de manière ludique, l’invite à anticiper des épreuves qu’il n’a pas vécues mais qu’il imagine comme possibles, et lui apprend à gérer les contacts sociaux et à explorer divers registres identitaires » (Tisseron, 2012, p.150).
L’enquête IFOP citée à l’article 2 de cette série (IFOP, 2009)6, met bien l’accent sur la représentation erronée des salariés qui ne connaissent pas de collègues handicapés. L’intérêt d’un serious game est de proposer à l’usager de vivre une expérience pour laquelle une simulation est difficile à reproduire ou à organiser dans la réalité. Dans ce cas, le jeu sérieux constitue une expérience formative de simulation par anticipation d’une situation potentielle.
Pour d’autres joueurs, au contraire, la simulation du réel permet de se confronter à une réalité déjà vécue mais qui pose question. Le serious game peut être dans ce cas un outil de questionnement introspectif rétroactif. Ce qui n’est pas sans lien avec l’idée développée par Elisa Rojas selon laquelle, si les personnes ayant déjà côtoyé des handicapés abordent généralement le handicap différemment de ceux qui en sont éloignés - car la relation peut s’en trouver simplifiée du fait qu’ils ne sont plus dans la peur ni la curiosité qu’ils ont dépassées - pour autant certains d’entre eux ont vraiment beaucoup de mal à aller au-delà et restent focalisés sur le seul handicap » (Rojas, 2009, p.73)7. Ainsi, « SecretCAM » propose au joueur une simulation d’une situation anticipée ou déjà vécue, qui pose question dans les deux cas.
En tout état de cause, le but est bien d’opérer une immersion dans une réalité simulée, au plus proche de la réalité grâce au recours à la vidéo, favorisant la réflexion sur son propre comportement. L’idée est bien de considérer que notre propre vie est une narration qui se construit au travers de différentes expériences sources d’apprentissage, y compris celles vécues avec les jeux sérieux.
Comme le disait Michaël Stora - psychologue et psychanalyste spécialiste des jeux vidéo à des fins thérapeutiques et co-fondateur de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines - « un jeu vidéo c’est la rencontre entre l’histoire d’un joueur et l’histoire d’un jeu » (Stora, 2009)8.

Pour analyser la référence à la réalité authentique, regardons de plus près ce que nous disent les matériaux empiriques recueillis à ce sujet.
A la question « certaines scènes du jeu vous ont-elles fait penser à des situations liées au handicap que vous aviez vous-même vécues ? », 32,3% des 173 répondants répondent par l’affirmatif. Ce qui est un pourcentage intéressant pour un jeu de 40 minutes qui n’a pas la prétention d’être exhaustif sur la question des comportements humains face au handicap au travail. Mais, le plus intéressant est que 74,1% de ceux affirmant avoir vécu une situation similaire à celle proposée dans le jeu, répondent par l’affirmatif à la seconde question associée : « si oui, le jeu vous a-t-il fait réfléchir sur ces situations déjà vécues ? ».
La proposition immersive dans une situation authentique en vidéo faisant référence à la proximité avec une situation réelle semble bien fonctionner. Ce sentiment d’immersion dans une réalité simulée est d’ailleurs renforcé par l’identification à l’avatar, grâce à la vidéo en première personne.

La vidéo en première personne : un facteur d’identification à l’avatar

13Dans le serious game « SecretCAM handicap » le joueur est en première personne. Il ne voit pas son avatar puisque l’avatar, c’est lui (ou elle). Les yeux de l’avatar, ce sont les yeux du joueur. Pour accentuer ce ressenti, la vidéo en première personne est dans certains cas en mouvement. Cet effet de style a pour objectif de renforcer le sentiment d’immersion. Aussi, pour exemple, lors de discussions collectives avec les autres collègues, la caméra bouge de droite et de gauche comme pour suivre la conversation selon les interlocuteurs. Ou encore, lors de déplacements, la vision est « bancale » comme si le corps était lui-même en mobilité.
La vidéo en mouvement en « première personne » est plébiscitée par 91% des 173 répondants au questionnaire qui expriment avoir eu le sentiment de « vivre l’expérience comme si ils y étaient » (49,7% totalement, 41,2% un peu). Le sentiment de ne faire qu’un avec le joueur et d’être à la place de ses yeux est exprimé lors des entretiens d’explicitation.

« On est vraiment dans la peau de quelqu’un qui, par le biais d’une Webcam, voit ce qui se passe dans le bureau d’une autre personne. Il y a un petit côté espion assez sympa, ça aide à jouer tout simplement ! » (Jacques).
 « Je pense que ça implique davantage d’être acteur dans le jeu parce que c’est vrai, on est à la place de la personne dans le jeu, on est dans la tête de la personne quand on se retrouve face au choix à faire, pour contacter les collègues. C’est vrai, moi je n’ai pas différencié le personnage du jeu et moi. C’est vraiment nos actions, c’est vraiment nous qui agissons. Donc je pense que ça implique d’autant plus les personnes dans les choix à faire et que ça procure vraiment une réaction quand on se trompe sur une réponse. […] Je pense qu’on le vit vraiment ce résultat » (Jérôme).

Ce sentiment d’être dans la peau de l’avatar, procure le sentiment de faire partie intégrante de l’équipe. Ce sentiment partagé par 81,2% des 173 répondants au questionnaire (31,5% complètement, 49,7% un peu, et 18,8% pas du tout) est facteur d’immersion dans le jeu comme l’évoque Bernard au travers de son commentaire.

« C’était le fait d’être dans l’équipe qui fait qu’on s’y prend assez rapidement je pense » (Bernard, 30 ans, se dit joueur mais pas de jeux vidéo).

La voix off de l’avatar renforce la posture en vidéo première personne.

La voix off de l’avatar combinée à la vidéo : un renforcement du sentiment d’identification du joueur à son avatar

La combinaison de la vidéo en caméra subjective en mouvement avec la voix off de l’avatar a pour finalité de renforcer le sentiment d’immersion et d’identification du joueur à l’avatar. Ce dernier constitue « un système de signes qui se substitue au corps dans les mondes virtuels » (Fanny Georges, 2012, p.34)9. Aussi, la caméra (le corps du joueur en quelque sorte) anticipe son discours (la voix off). Nous avons tenu compte de ce principe pour le tournage des scènes vidéo. Ce qui ne fut pas toujours simple à réaliser en direct car cela supposait une synchronisation entre le geste du caméraman et la voix de la comédienne en voix off. Aussi, quand le joueur s’adresse à un interlocuteur, la caméra subjective se tourne d’abord vers ce dernier juste avant que la voix off ne s’adresse à lui.
La voix off semble être un des éléments immersifs au regard de ce qu’expriment les joueurs. En effet, à la question « la voix off de votre personnage vous a-t-elle permis de vous sentir impliqué(e) dans le jeu ? », 87,9% répondent par l’affirmatif (42,4% totalement, 45,5% un peu), qu’ils soient joueurs ou non joueurs et quel que soit leur âge.


« Je crois que j’étais dans la voix off et puis…avec les collègues autour » (Bernard).

Pour seulement 8,5%, la voix off n’a pas du tout eu d’impact sur l’immersion et 3,6% n’avaient pas compris le principe malgré le texte explicatif en introduction.

Le commentaire d’Irène est même très révélateur d’une implication forte dans la voix off du personnage du jeu. Lors de l’entretien individuel d’explicitation, cette salariée, non joueuse mais cependant curieuse, s’est rendu compte que sa stratégie de jeu consistait à aller systématiquement vers le téléphone, voire la webcam, pour en visualiser les messages textuels associés et faire ses choix d’action de jeu. Par contre, elle ne visualisait les choix de messages proposé par le mail qu’en dernier recours, si elle n’était pas satisfaite des messages des deux autres médias. Irène fut surprise de ce comportement car, dans ses pratiques professionnelles quotidiennes, elle préfère de loin utiliser le mail au téléphone. Elle apporte des éléments d’explication de son comportement. Tout d’abord, il lui semble que le caractère émotionnel intrinsèque à la thématique du handicap l’aurait inconsciemment poussée à ne pas utiliser le mail mais à choisir un média plus « de communication synchrone ».

Elle l’exprime de la manière suivante :
Yasmina« Je reconnais que pour débloquer des situations relatives à des sujets émotionnels, le téléphone ou le face à face, c’est mieux ! Mais ça m’a surprise que je me sente contrainte d’utiliser le mail à certains moments, alors que franchement, 98% du temps moi, je ne suis que mail » (Irène, 51 ans, employée).

La suite de son propos est très intéressante. Irène venait d’exprimer sa difficulté à se mettre dans la peau d’un avatar plus jeune de 17 ans. De plus, elle se dit bavarde dans la vie. Or, le choix d’un message associé au mail dans le jeu a pour conséquence de lancer une vidéo dans laquelle la voix off n’est pas impliquée, puisque le mail est lu par son destinataire et que la scène se déroule en « SecretCAM » (caméra secrète). Voici ce qu’Irène exprime avoir ressenti en se remémorant son expérience de jeu relative au mail, ce qui explique que son choix ne s’est pas souvent porté sur ce média.

« Avec le mail, j’avais l’impression d’avoir été bâillonnée…moi une bavarde ! Le fait qu’ils (les collègues dans le jeu) lisent ce que j’étais censée dire, et pas m’entendre le dire, ça ne me plaisait pas. Vous voyez, je m’identifiais tout de même au personnage (rire) » (Irène).

Pour Irène, la voix off, c’est sa voix. Envoyer un mail, c’est la frustration de ne pas pouvoir participer à une conversation dans le jeu.
La voix off doublée à la vidéo semble bien participer au sentiment d’immersion des joueurs dans le jeu. Elle participe au sentiment de faire partie intégrante du jeu et donne le sentiment de vivre l’expérience en première personne, directement et non par procuration.
Philippe Carré précise, en citant les travaux de Lafrenaye, que le passage de l’attitude au comportement est d’autant plus favorisé si celle-ci « est formée à partir de l’expérience directe, par contact personnel, car plus cohérente avec nos comportements que celles formées par procuration » (Carré, 200510, p.114, citant Lafrenaye11). Par analogie, l’identification à l’avatar d’un serious game au travers de sa voix off pourrait engendrer le sentiment paradoxal de vivre l’expérience non par procuration, mais bien directement.

En conclusion, la vidéo confère globalement aux usagers du jeu le sentiment de vivre une expérience immersive, authentique, au plus proche d’une réalité simulée, enrichie de situations. Cette condition, que je pose comme l’une des conditions préalables à la possibilité de convoquer les schèmes de pensée du joueur, semble donc réunie.
Elle n’est pourtant pas encore suffisante. La notion de réalité renvoie à celles de réalisme et de crédibilité du jeu, notions que nous étudierons dans le prochain article, douzième de la série, intitulé : « Crédibilité du jeu : sauvé de la caricature par l’acceptation d’une expérience de jeu non consensuelle ».
Merci de votre lecture et à bientôt.

François Calvez - [email protected]
Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.

Notes et bibliographie

1 Piaget, J., ouvrage, La construction du réel chez l’enfant, Editions Delachaux et Niestlé, Neuchatel, 1967.
2 Genevois, S., ouvrage, chapitre, Le jeu en rapport avec l’ordinateur et la culture numérique des adolescents, in Les jeux vidéo comme objet de recherche, sous la direction de Rufat, S., et Minassian H.T., Editions Questions théoriques, 2011.
3 Sanchez, E., Ney, M., Labat, J.M., publication, Jeux sérieux et pédagogie universitaire : de la conception à l’évaluation des apprentissages, Revue Internationale des Technologies en Pédagogie Universitaire, volume 8, (1-2), pp. 48-57, 2011 : http://www.ritpu.org/IMG/pdf/RITPU_v08_n01-02_48.pdf
4 Winnicott, D., ouvrage, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Editions Gallimard, 1975 pour la traduction française (Edition originale 1971).
5 Tisseron, S., ouvrage, Rêver, fantasmer, virtualiser - Du réel psychique au virtuel numérique, Editions Dunod, Paris, 2012.
6 Étude IFOP, Perceptions, regards et vécus des salariés sur le handicap dans l’entreprise, réalisée pour ADIA et Euro RSCG C&O (octobre 2009) : http://www.ifop.fr/media/poll/960-1-study_file.pdf
7 Rojas, E., ouvrage, chapitre, Libres et égaux, sur le papier, in Le handicap par ceux qui le vivent, sous la direction de Charles Gardou, Editions Eres, collection Reliance, Toulouse, 2009, pp.67-83.
8 Stora, M., communication vidéo, Le jeu vidéo qui soigne, 3èmes Assises du jeu vidéo, Palais Bourbon, jeudi 30 avril 2009 :
http://www.dailymotion.com/video/x96m5g_michael-stora-aux-3emes-assises-du_videogames
9 Georges, F., ouvrage, publication, Avatars et identité, in Les jeux vidéo, quand jouer, c’est communiquer, La revue Hermès N°62, cognition, communication, politique, Editions CNRS, 2012, pp.33-40.
10 Carré, P., ouvrage, L’Apprenance, vers un nouveau rapport au savoir, Editions Dunod, Paris, 2005.
11 Lafrenaye Y., ouvrage, Les attitudes et le changement des attitudes, in R. Valeerand (dir.), Les fondements de la psychologie sociale, Montréal, Gaëtan Morin, 1994.

Crédits photos : Cnam Service Images et sons.