18 mars 2013

Serious game « SecretCAM handicap » - 14 : «L’apprentissage intégré : plus facile pour qui connait les codes du jeu vidéo»

"SecretCAM handicap" est un serious game conçu et réalisé par le Cnam Pays de la Loire, en partenariat avec 18 partenaires. Le jeu a également fait l'objet d'une recherche action menée sur la conception et les effets de ce serious game éducatif sur les salariés. Cette publication fait partie d'une série d'articles relatifs aux résultats de cette recherche.

Par François Calvez - Directeur Pôle Tice, Cnam Pays de la Loire

Voir article précédent : « handicap (serious) et plaisir de jeu (game) : SecretCAM handicap, un jeu trop sérieux auquel on ne joue pas vraiment ? ».
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

3 pers ordi 2Nous observons aujourd’hui un intérêt particulier des entreprises pour le recours aux serious games dans le champ de la formation professionnelle continue à destination de leurs collaborateurs. Apprendre en jouant, c’est le propos du psychanalyste Serge Tisseron lorsqu’il rappelle que « l’être humain a inventé le jeu pour apprendre, et il n’apprend bien qu’en jouant » (Tisseron, 2010)1. Pour autant, si la pédagogie par le jeu n’est pas une approche récente en matière éducative, l’usage des technologies issues du jeu multimédia et du jeu vidéo à des fins d’apprentissage n’est pas sans poser de questions en termes méthodologique.
Pour Alvarez et Djaouti (Alvarez & Djaouti, 2010)2, le jeu doit être envisagé comme une démarche pédagogique devant intégrer un scénario de jeu. Comme le fait remarquer Eric Fourcaud (chef de projet Université d’été Ludovia et rédacteur en chef de Ludovia Magazine), interviewé par Alvarez et Djaouti (2010, p.179), le serious game se différencie des dispositifs de formation de type e-learning qui s’appuient essentiellement sur des exposés didactiques, des Quiz et des QCM, par l’existence même d’un scénario de jeu impliquant et mobilisant l’attention du joueur.
C’est d’ailleurs ce scénario ludique, scénario d’interaction comme le souligne André Tricot, qui différencie le serious game des autres applications ludo-éducatives, ces dernières ne disposant que d’une interface ludique (Tricot dans Alvarez & Djaouti, 2010, p.198).
Ce scénario de jeu est partie intégrante de l’ingénierie pédagogique, il est articulé aux objectifs d’apprentissage à atteindre et au scénario pédagogique. Le scénario de jeu et le scénario pédagogique sont donc intimement liés, « le premier sert à motiver, le second sert à apprendre » (Tricot, 2010).
Le défi pour la conception d’un serious game est donc d’intégrer le contenu d’apprentissage dans l’aspect ludique, c’est ce que Fabricatore appelle « la métaphore intrinsèque » (Fabricatore, 2005)3 par opposition à la démarche qui consiste à considérer l’aspect jeu comme une surcouche sans rapport avec le contenu didactique, qu’il nomme « métaphore extrinsèque ».
Cependant, cette imbrication doit être subtile pour que le scénario pédagogique ne s’impose pas au joueur de manière trop consciente, ce qui risquerait de rompre le sentiment d’immersion et de perdre la logique de jeu, et au final de porter préjudice au processus d’apprentissage.
4 pers ordiDans un serious game, il existe donc un équilibre fragile entre activité ludique et activité pédagogique auquel il convient d’être très vigilant lors de la conception du jeu.
En d’autres termes, cela soulève la question de « l’apprentissage intégré » ou « mal intégré » dans un jeu sérieux, sujet traité par les chercheurs Nicolas Szilas et Denise Sutter Widmer du TECFA, de l’Université de Genève, dans une publication intitulée « Mieux comprendre la notion d’intégration entre apprentissage et jeu » (Szilas & Sutter Widmer, 2009)4.
Force est de constater que la grande majorité des écrits des chercheurs internationaux (Kellner, Frete, Habgood…) sur cette question « d’apprentissage intégré dans le jeu sérieux » fait souvent état d’intégration non réussie : « Quand l’utilisateur joue, il n’apprend pas les contenus, et quand il apprend, il ne joue plus ». Nicolas Szilas et ses collègues s’appuient sur les travaux d’Habgood et de ses collaborateurs pour proposer une solution consistant à intégrer les contenus d’apprentissage dans la fiction même du jeu ainsi que dans la mécanique de jeu, mais aucune méthode précise n’est finalement donnée pour y parvenir.
En conséquence, si le couple « apprentissage-jeu » n’est pas impossible, il semble cependant difficile à mettre en œuvre.

Je vous propose ici d’analyser la notion d’apprentissage intégré dans le serious game « SecretCAM handicap » au travers d’un élément de game play relatif à l’intégration dans la mécanique de jeu d’informations didactiques contextuelles sur le handicap au travail (Cf. article 3, le game design du jeu).

Rappelons tout d’abord cet élément de game play : les saynètes vidéo proposées constituent des éléments de contenus relatifs aux comportements face au handicap. En complément de ces scènes, il semblait pertinent de proposer au joueur des informations plus didactiques (aspect règlementaire de la loi de 2005 sur l’égalité des chances, constat en entreprise…), contextuelles en fonction des scènes présentées. Une solution simple consistait à les faire apparaître à l’écran automatiquement au cours de la vidéo pour lecture par le joueur. Cette approche, observée dans beaucoup de modules e-learning plus « classiques » nous semblait s’imposer de manière trop linéaire et passive, et risquait de rompre l’immersion du joueur dans le jeu.
Il s’agissait donc de répondre à la question : « Comment combiner ces informations contextuelles à la mécanique de jeu, en impliquant activement le joueur, pour l’inciter à en prendre connaissance au cours d’une expérience plus intégrée ? ». En d’autres termes, il nous fallait intégrer ces informations au game play.

Voyons comment nous avons procédé en prenant l’exemple de l’objectif pédagogique visant à apprendre des informations relatives à l’aménagement du poste de travail des travailleurs handicapés.

Yasmina1. Dans le scénario, le choix du joueur lance une vidéo dont le dialogue fait état de l’aménagement du poste de travail de Jean, le salarié en situation de handicap.


Information débloquée entourée2. A l’expression des mots clés «aménagement du poste de travail » dans le dialogue, le programme du jeu affiche à l’écran en clignotement « information débloquée ».

 I entouré3. L’information débloquée est alors accessible sur l’interface principale du jeu dans « l’espace information » réservé aux 11 informations à débloquer tout au long du jeu. Le joueur a été tenu informé de cette règle lors du tutoriel de prise en main en première mission.
Information à lire entourée4. A la fin du visionnage de la vidéo en cours, ou à tout moment dans le jeu, le joueur peut décider de se rendre dans l’espace information et cliquer sur l’information débloquée pour la lire.

 Joker 45. La lecture de deux informations a pour conséquence le gain d’un joker supplémentaire, initialement au nombre de trois. Avec plus de Jokers, le joueur peut explorer le jeu et augmenter ses  chances d’améliorer son score en visualisant d’autres scènes qui peuvent débloquer à leur tour de nouveaux Jokers. Ces informations seront également utiles pour répondre aux Quiz du Manager lors de convocations dans son bureau. Il faut donc les mémoriser (Cf. article 3).

Alors, qu’en est-il de cette conception « intégrée » en termes d’usage et d’apprentissage ? Les entretiens individuels d’explicitation et les observations participantes d’expériences de jeu apportent des éléments d’analyse :

- Un tutoriel sur le fonctionnement du jeu est associé à la première mission. La charge cognitive du joueur serait trop importante au démarrage du jeu. Une mission « zéro », pour bien comprendre le fonctionnement du jeu, indépendamment de tout contenu de première mission, aurait été plus judicieux, ce qui d’ailleurs avait été initialement envisagé,
- Les usagers favoriseraient l’action de jeu à la lecture des consignes (bien lire l’énoncé avant de faire un exercice est pourtant ce sur quoi bon nombre de professeurs insistent),
- Beaucoup de ceux qui se disent non joueurs ne semblent pas saisir le principe. Ils cliquent sur le texte clignotant informant du déblocage d’une information, pensant qu’il s’agit d’une zone interactive.
- Les non joueurs de jeux vidéo reproduiraient une expérience de jeu linéaire de type e-learning. Revenir sur l’interface de jeu pour débloquer une information implique de rompre cette linéarité (rupture pourtant recherchée au travers de l’apprentissage intégré).
- Les joueurs de jeux vidéo comprennent assez spontanément le fonctionnement des informations à débloquer, par connaissance des codes de jeux.

Cet exemple met en évidence la complexité d’une articulation entre action de jeu et activité d’apprentissage. Une modification du game play est donc nécessaire pour améliorer la compréhension de cet élément de mécanique de jeu par les usagers, même si les informations contextuelles ne constituent pas l’élément principal du contenu d’apprentissage, l’objectif premier étant surtout de convoquer les schèmes de pensée du joueur pour les confronter à ceux convoqués dans le jeu (Cf. article 7).
Toujours est-il que, pour nous assurer de la prise de connaissance de ces informations par l’usager, ce dernier se voit proposer en fin de jeu l’accès à une page de synthèse des onze informations qui étaient à débloquer. 69% des 173 répondants au questionnaire indiquent l’avoir lue. Mais qu’ont-ils véritablement retenu de cette lecture finale « non intégrée » ? N’auraient-ils pas mieux appris les contenus de ces informations contextuelles en les sollicitant au cours de l’action de jeu comme cela était proposé ?
Car « rendre l’apprentissage plus motivant » et « apprendre en faisant » sont bien deux finalités identifiées par les résultats de la recherche sur la relation entre jeu et apprentissage (Genevois, 2011, p.119)5.

Le prochain article, quinzième de la série, s’intitule « Le plaisir de jeu : une condition pour jouer…et pour apprendre ».

Merci de votre lecture et à bientôt.

François Calvez - [email protected]

Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.

Notes et bibliographie :

1 Serge Tisseron, préface ouvrage, Serious game, révolution pédagogique, Lavergne Boudier V. et Dabach Y., Editions Lavoisier Hermes, Paris, 2010 - ou encore dans Introduction au serious game d’Alvarez et Djaouti, 2010, p.196.
2 Alvarez, J., Djaouti, D., ouvrage, Introduction au Serious Game, Editions Questions théoriques, 2010.
3 Fabricatore, C., publication, Learning and videogames : an unexploited synergy, in 2000 AECT National Convention, 2005.
4 Szilas, N., Sutter Widmer, D., publication, Jeux sérieux : conception et usages - mieux comprendre la notion d’intégration entre apprentissage et jeu, actes de l’atelier de la 4ème conférence francophone sur les Environnements Informatiques pour l’Apprentissage Humain, édités par Sébastien George et Éric Sanchez, Le Mans, 23 juin 2009 :
http://eductice.ens-lyon.fr/EducTice/projets/en-cours/geomatique/telechargement/actesEIAH2009
5 Genevois, S., ouvrage, chapitre, Le jeu en rapport avec l’ordinateur et la culture numérique des adolescents, in Les jeux vidéo comme objet de recherche, sous la direction de Rufat, S., et Minassian H.T., Editions Questions théoriques, 2011. Sylvain Genevois fait état du rapport de 2004 de Kirriemuir et McFarlane sur les travaux de recherche concernant la relation entre jeux et apprentissage. Deux éléments sont avancés : rendre l’apprentissage plus motivant et apprendre en faisant.

Crédits photos : Cnam Service Images et sons.

18 février 2013

Serious game « SecretCAM handicap » - 13 : « handicap (serious) et plaisir de jeu (game) : SecretCAM handicap, un jeu trop sérieux auquel on ne joue pas vraiment ? »

Par François Calvez

Voir article précédent : « Crédibilité du jeu : sauvé de la caricature par l’acceptation d’une expérience de jeu non consensuelle ».
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

Préambule
28769« SecretCAM » est un jeu du type de ceux dont vous êtes le héros dans lequel le joueur est impliqué. Le psychologue et psychanalyste Serge Tisseron précise que « jouer un rôle n’est pas seulement une manière de s’imposer une discipline pour arriver aux objectifs que nous nous sommes fixés, c’est d’abord et avant tout une façon de jouer. Car il y a une jouissance à jouer » (Tisseron, 2012, p.105)1.
Quand on parle de jeu, il est impossible à mon sens de ne pas traiter de la notion de plaisir de jeu, élément indispensable pour maintenir l’attention du joueur jusqu’au terme de l’expérience, et espérer atteindre les objectifs pédagogiques.
Alvarez et Djaouti nous disent que « l’objectif d’un serious game n’est pas le seul divertissement » (Alvarez & al., 2010)2, mais le divertissement n’en est pas exclu pour autant.
Les chercheurs, Marne, Huynh-Kim-Bang et Labat, spécifiaient également dans une publication que « la particularité du serious game est que l’efficacité repose sur l’introduction de plaisirs et de motivations propres aux jeux vidéo, au cœur même des interactions de l’apprenant avec le système numérique » (Marne & al., 2011)3.
Mais qu’en est-il vraiment de ce plaisir de jeu au travers de « SecretCAM handicap » ? Est-il possible de proposer une expérience de jeu traitant d’une question aussi sérieuse que le handicap ? Associer le « serious » du handicap et le « game » du jeu est-il possible ? Questions préalables à l’interrogation de la première étape de la boucle d’apprenance (Cf. article 7), selon laquelle le jeu confronterait les schèmes de pensée du joueur avec ceux convoqués dans le jeu. Car le plaisir de jeu n’est-il pas une condition à l’immersion dans le jeu, et donc un facteur favorable à la convocation des schèmes de pensée du joueur ?

Plaisir de jeu et handicap : « game » versus « serious »
L’analyse des résultats de l’enquête (Cf. article 2) nous livre que la thématique du handicap ne semble pas avoir empêché le plaisir de jeu puisque 90,2% des 173 répondants expriment avoir pris du plaisir à jouer (44,5% beaucoup, 45,7% un peu), contre seulement 9,8% déclarant ne pas du tout avoir pris de plaisir. Donc le plaisir de jeu n’est pas observé uniquement chez ceux qui se disent joueurs d’une manière générale, puisque ceux-ci ne représentent que 46,7% de la population totale des répondants au questionnaire.

Histogramme est-ce un jeuPar contre, si le plaisir de jeu semble massivement ressenti, seulement 58,2% des répondants considèrent « SecretCAM handicap » comme un jeu. C’est d’ailleurs auprès des non joueurs (53,3% de la population observée), que la qualification de jeu est la plus exprimée (par 64,2% d’entre eux selon le schéma ci-contre).

La référence à la réalité dans le jeu, confère à ce dernier un sérieux qui peut être une explication à ce faible pourcentage.

« Pour moi, ce n’est pas un jeu. C’est vraiment la réalité » (Robert, technicien, plus de 40 ans).

Par ailleurs, considérer que l’on puisse jouer avec la notion de handicap ne semble intellectuellement pas si évident pour tout le monde, même si ce point est finalement peu évoqué lors des entretiens. En effet, un salarié me confiait que dans le cadre d’une communication auprès des personnels afin de les inviter à jouer à « SecretCAM handicap », la direction ne souhaitait pas voir associer les mots « ludique » et « handicap ».
Associer le « serious » et le « game » ne semble donc pas si facile en termes de représentation. Pour autant 90,2% des usagers du jeu ont pris du plaisir. C’est peut-être au travers de ce paradoxe que réside tout l’intérêt du serious game.
Le paradoxe s’exprime pleinement dans les propos de Jérôme lorsqu’il considère que « SecretCAM handicap » est bien un jeu, auquel on ne joue pas vraiment.

« Je considère que c’est un jeu. Ce n’est pas le jeu où l’on joue pour jouer. Les jeux vidéo que je fais, c’est plus pour du loisir. Là, c’est une activité ludique et c’était pour apprendre des choses. Je ne sais pas comment expliquer la différence…c’est un jeu sérieux…, ce n’est pas juste un loisir, c’est un jeu qui permet d’apprendre sur une réalité. Il y a la partie  réalité où on apprend des choses…et la partie jeu, c’est celle qui permet d’utiliser des Jokers, de débloquer des infos » (Jérôme, employé, moins de 30 ans, joueur y compris de jeux vidéo et de serious game).

Mais au final, nous retrouvons bien dans les propos de Jérôme la définition d’Alvarez et Djaouti lorsqu’ils définissent le serious game comme l’intégration d’une thématique sérieuse dans une mécanique de jeu.

Ludique versus amusement
Les propos de Jérôme nous amènent à ceux d’Irène. Ils mettent en évidence qu’au travers de l’énoncé du plaisir de jeu, les notions de ludique et d’amusement semblent s’opposer. C’est peut-être ce qui fait la différence entre les joueurs qui ont pris beaucoup de plaisir (amusement) et ceux pour qui le plaisir a été moyennement ressenti (ludique). Comme l’évoque Irène lors d’un entretien, un serious game, c’est ludique, mais ce n’est pas pour autant de l’amusement.

« Pour moi, je n’ai pas eu l’impression de jouer. Pour moi le jeu c’est amusant et là, je n’ai pas trouvé ça amusant. Je n’ai pas rigolé. Maintenant j’ai trouvé ça plaisant, agréable, fluide, ludique, ouais c’est ça, mais je n’ai pas trouvé ça amusant. Pour moi ce n’est pas forcément un jeu » (Irène, 51 ans, employée, se dit non joueuse mais curieuse).

Et cette différence est sûrement due au caractère sérieux du jeu.

« Ce n’est pas un jeu pour s’amuser, c’est un jeu sur le travail » (Robert, technicien, plus de 40 ans)

Plaisir de jeu, expérience individuelle et expérience collective
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Le fait de vivre une expérience de jeu en collectif semble avoir une influence sur le sentiment de plaisir de jeu.
L’analyse des résultats du questionnaire nous indique en effet que quasiment 100% de ceux qui ont joué collectivement ont pris beaucoup de plaisir à jouer. Plusieurs entretiens précisent ce point dont celui réalisé avec Bernard.

« Oui, j’ai pris du plaisir à jouer, ça oui ! J’ai pris d’autant plus de plaisir à jouer qu’on a joué en groupe. Parce qu’il y avait ce temps de réflexion commune avant la prise de décision qui était intéressante. J’aurais certainement pris moins de plaisir à jouer seul. C’est toujours mieux de jouer à plusieurs en général (rire). Les jeux vidéo, même si on peut y jouer à plusieurs, souvent c’est l’image de la personne seule face à son écran (rire)…oui, c’est aussi pour ça que ça ne m’intéresse pas de jouer au jeu vidéo, car on est souvent seul » (Bernard, 30 ans, se dit joueur mais pas sur jeux vidéo).

SecretCAM n’est pas conçu comme un jeu multi-joueurs en ligne, et ce commentaire nous livre l’importance que semble prendre le caractère collectif dans le plaisir de jeu. Roger Caillois ne disait-il pas « le jeu n’est pas seulement distraction individuelle. Peut-être même l’est-il beaucoup plus rarement qu’on ne pense » (Caillois, 1958, p.93)4. Plus précisément, le commentaire de Bernard pointe le rôle des interactions sociales dans la notion de plaisir. C’est notamment au travers de l’échange sur les décisions à prendre dans le jeu que le plaisir de jeu serait partagé.
Dans un prochain article, je reviendrai sur la nature des interactions sociales afin de tenter de les caractériser et d’en étudier l’impact sur l’apprentissage.

En conclusion, nous observons que la dimension ludique du jeu ne signifie pas amusement du joueur, ce qui ne semble pas surprendre les usagers du jeu, s’agissant d’un jeu sérieux. En dernier lieu, plus que la singularité de jouer à un jeu sur le handicap au travail, assez peu discutée lors des entretiens, c’est bien le couple « serious » et « game » qui questionne, plus que la thématique. Pour autant, le plaisir de jeu est bien au rendez-vous, de manière quasi unanime, même chez celles et ceux de nature non joueuse.

Une fois analyser la relation dialectique qu’entretiennent le plaisir de jeu et le traitement d'une thématique sérieuse, il est légitime de se questionner, s’agissant d’un serious game éducatif, sur la relation entre plaisir de jeu et apprentissage.
Cette interrogation nous renvoie à la question de l’apprentissage intégré, défini comme l’imbrication d’un scénario de jeu et d’un scénario pédagogique, soulevée par des chercheurs tels que Szislas, Sutter Widmer, Fabricatore ou encore Tricot.

Dans le prochain article, quatorzième de la série, je vous propose d’étudier, toujours au travers de l’analyse des expériences de jeu sur « SecretCAM handicap », l’interrelation entre plaisir de jeu et apprentissage ainsi que la notion d’apprentissage intégré. Son titre : « L’apprentissage intégré : plus facile pour qui connait les codes du jeu vidéo ».

Merci de votre lecture et à bientôt.

François Calvez - [email protected]
Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.

Notes et bibliographie
1 Tisseron, S., ouvrage, Rêver, fantasmer, virtualiser - Du réel psychique au virtuel numérique, Editions Dunod, Paris, 2012.
2 Alvarez, J., Djaouti, D., ouvrage, Introduction au Serious Game, Editions Questions théoriques, 2010.
3 Marne B., Huynh-Kim-Bang B., Labat J.M., publication, Articuler motivation et apprentissage grâce aux facettes du serious game, in actes du colloque EIAH 2011 :
http://www.telearn.org/warehouse/Marne-Bertrand-EAH2011_(006645v1).pdf
4 Caillois, R., ouvrage, Les jeux et les hommes, le masque et le vertige, Editions Gallimard, collection folio essais, 1967 (1ère édition 1958).

Crédits photos : Cnam Service Images et sons.

12 février 2013

Serious game « SecretCAM handicap » - 12 : « Crédibilité du jeu : sauvé de la caricature par l’acceptation d’une expérience de jeu non consensuelle »

Par François Calvez

Voir article précédent : « Un serious game sur le handicap à base de vidéos : un choix anthropologique majeur facteur d’immersion et d’indentification ».
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

28718Proposer une expérience de jeu crédible, réaliste, au plus proche des comportements observés pour confronter les schèmes de pensée du joueur avec ceux convoqués dans le jeu, tel est l’objectif de « SecretCAM handicap».
Si un point de vigilance consistait à éviter de faire un jeu qui stigmatise le handicap malgré lui, pour autant, l’expérience de jeu d’un serious game ne doit pas être consensuelle. Selon Michael Stora, psychanalyste spécialisé dans les jeux vidéo à des fins thérapeutiques, pour qu’il y ait intérêt pour le jeu, ce dernier doit offrir la possibilité au joueur de transgresser les règles (Stora, 2009)1. Dans le cas de « SecretCAM handicap », les règles peuvent s’entendre en tant que normes sociales au sens de « concept nous permettant d’appréhender comment l’environnement social au sens large, c'est-à-dire les influences groupales et culturelles, devient prescriptif des comportements et jugements individuels » (Esnard, 2009, p.68)2. Pour autant, derrière le politiquement correct, les comportements face au handicap au travail sont souvent inhibés et consciemment ou inconsciemment sources d’exclusion. Aussi, il s’agit pour l’usager du jeu de « tester » des comportements et d’en observer les conséquences sans aucune incidence en termes de relations humaines (apprentissage par essai-erreur), pour procéder à un questionnement réflexif. Jouer à « SecretCAM handicap » doit donc signifier avoir la possibilité de s’affranchir des conventions sociales, au risque de stigmatiser. Il s’agit en quelque sorte, au travers de son avatar et du choix des personnages et des messages, « d’adopter un comportement amoral, et non immoral » (Stora, 2009).
Aussi, des personnages trop consensuels n’auraient pas permis une expérience de jeu intéressante, avec cependant le risque de tomber dans la caricature. Hormis le personnage en situation de handicap, volontairement neutre, les trois autres collègues du joueur affichent donc des comportements types liés au handicap, pouvant apparaitre comme stéréotypés : exclusion délibérée, compassion exacerbée, indifférence. Si l’exclusion délibérée est clairement affichée dès le début du jeu, l’objectif pédagogique est surtout de mettre l’accent sur la relation d’aide de type compassion exacerbée (« faire avec » ne signifie pas « faire à la place de »), comportement sociétal plus consensuel au demeurant, dont le caractère tout aussi exclusif va être découvert par le joueur au fur et à mesure de la progression dans le jeu.

Alors, quel est le ressenti des joueurs face à ce choix de proposer une expérience de jeu non consensuelle avec des personnages stéréotypés ? Le jeu tombe-t-il dans la caricature et perd-il sa crédibilité ? Les scènes tirées de la réalité sont-elles considérées comme réalistes ?

28769Globalement le pari semble tenu. 84% des 173 répondants au questionnaire (Cf. article 2 « le cadre du retour d’expérience ») considèrent le scénario et l’histoire comme réalistes. 76% et 78% ont le même avis respectivement pour les dialogues et les situations proposées liées au handicap. Et 14 salariés en situation de handicap, sur les 16 interrogés et ayant répondu à ces questions, partagent également de manière unanime ces ressentis. La méthode de conception du jeu consistant à créer un scénario à partir de scènes réelles et à recourir au théâtre forum comme outil de genèse du scénario du jeu, semble donc avoir été  judicieuse (Cf. article 5).
De même, 92,5% des répondants considèrent le jeu comme non caricaturant pour les personnes handicapées, ce qui laisse supposer que le recentrage sur les représentations sociales et non les pathologies était un choix pertinent pour éviter toute stigmatisation.

Toutefois, si le jeu n’est pas caricaturant pour les personnes en situation de handicap, 42,8% le considèrent caricaturant pour les collègues valides représentés dans le jeu, alors même que les situations sont tirées de la réalité et qu’elles sont ressenties comme réalistes - A noter que seulement 4 travailleurs handicapés sur les 16 ayant répondu à la question sont d’accord sur ce caractère caricatural des collègues mis en scène dans le jeu. Les pourcentages d’accréditation par les usagers nous indiquent que ni l’histoire, ni le scénario, ni les dialogues, ni les situations ne sont en cause. Le jeu d’acteur ne l’est d’ailleurs pas non plus (Cf. article 11).
En fait, les entretiens individuels nous apportent des éclairages. La caricature semble être générée par la concentration de comportements d’exclusion sur un même personnage sur une durée de jeu relativement courte.

« Les scènes mises bout à bout, sur le même personnage…ça faisait beaucoup » (Annie, 41 ans, employée, en situation de handicap, se dit joueuse mais pas sur jeux vidéo).

YasminaL’histoire se déroule sur plusieurs jours dans le jeu. Le temps moyen d’expérience de jeu est de 40 minutes. Temporalité dans le jeu et temporalité de l’expérience de jeu se confrontent pour conférer aux personnages du jeu des traits caricaturaux. Mais n’en est-il pas de même pour un film par exemple ?
Toujours est-il que les usagers du jeu doivent procéder à une acceptation de ces différentes temporalités pour entrer pleinement dans l’histoire.
Toujours est-il que la crédibilité du jeu ne semble pas affectée. Car c’est bien une posture compréhensive que les joueurs semblent adopter, conscients de la nécessité pour les concepteurs de proposer une expérience de jeu suffisamment « provocante » pour susciter des réactions face au handicap dans un laps de temps court.

« Le jeu avait une durée courte, donc il fallait bien que ce soit un peu caricatural pour poser les bonnes questions et provoquer des réactions » (Margueritte, 35 ans, employée, se dit joueuse).

La caricature semble d’autant plus « acceptée » que les traits de caractère dépeints dans le jeu correspondent à ceux observés dans la réalité.

« Les personnages, si vous voulez, ça reflète quand même la vraie vie hein ! C’est des personnes qu’on a autour de nous. Oui, c’était quelque chose de réel pour moi » (Jeanne, moins de 30 ans, employée, se dit non joueuse).

« Super crédibles les personnages. Parce que moi, j’ai rencontré de tout et ces personnages, je les ai rencontrés » (Gaëtan, 36 ans, employé, en situation de handicap, se dit très joueur mais pas sur jeux vidéo).

« C’est une petit équipe, mais on y retrouve des personnalités et des caractères que l’on retrouve réellement dans la vie réelle, qu’elle soit professionnelle ou même personnelle d’ailleurs » (Jacques, 38 ans, cadre manager, se dit joueur y compris de jeux vidéo).

L’humour de certaines scènes semble également avoir contribué à minimiser la caricature.

« Je me dis oui certes, ça va parfois dans la caricature mais…c’est plutôt bien fait, c’est plutôt amusant, il y a de l’humour, donc moi ça…ça ne m’a pas gêné » (Bernard, 30 ans, se dit joueur mais pas sur jeux vidéo).

20749Par contre, pour certaines personnes, la caricature peut malgré tout rendre difficile l’identification aux personnages. En effet, si dans la majorité des cas le joueur s’identifie à la voix off de l’avatar comme nous l’avons vu dans l’article 11, le but du jeu est également d’amener le joueur à s’identifier aux comportements des protagonistes du jeu. Si un joueur choisi souvent Emma pour solutionner les problèmes, c’est qu’il pense que son comportement est celui qu’il convient d’adopter pour résoudre une situation. Or, la caricature suggère le stéréotype, et le stéréotype peut rendre difficile l’identification.

« D’éveiller les gens, de leur poser des questions, oui, maintenant…de les ramener à leur propre façon de réagir, pour le coup ça me parait difficile. J’ai trouvé que les comportements étaient très stéréotypés et donc se retrouver dedans, ce n’est pas forcément évident » (Yvon, employé secteur handicap, moins de 30 ans, se dit très joueur y compris sur jeux vidéo).

D’autant plus que parfois le joueur se reconnait dans un peu tout le monde du fait de la diversité des situations proposées.

« C’était normal que ce soit un peu caricatural, mais du coup on avait du mal à se positionner comme l’un ou l’autre puisque tout le monde est un petit peu Simon ou un petit peu Emma »  (Margueritte).

Mais, n’avons-nous pas été un Simon, une Emma ou une Yasmina suivant les situations auxquelles nous avons été confrontées dans notre vie. S’identifier suivant les cas à l’un ou l’autre des personnages du jeu semble correspondre à une réalité.

Par ailleurs, le stéréotype n’aiderait-il pas également à se positionner clairement dans le jeu ? Le personnage de Yasmina, symbolisant le sentiment plus subtil d’indifférence face au handicap, nous donne à réfléchir. En effet, les usagers du jeu l’identifient moins clairement, ce qui peut lui conférer une relative « neutralité » dans le jeu dans laquelle il est difficile de s’identifier.

« Yasmina, on n’arrivait pas très bien à situer sa position. Je suis bien incapable de dire ce qu’elle représentait en tant que personnage, parce que justement ce n’était pas un stéréotype» (Margueritte, 35 ans, employée, se dit joueuse).

En dernier lieu, pour terminer sur le propos relatif à la crédibilité du serious game face à une forme de caricature des personnages, j’évoquerais à nouveau ici la métaphore d’Erving Goffman, traitée dans l’article 4, relative à la théâtralisation des interactions interpersonnelles dans la vie quotidienne (Goffman, 1973, 1959)3. Pour Goffman, la vie sociale quotidienne est comme une scène avec ses acteurs, son public, ses coulisses. Les coulisses sont comme des espaces privés où les acteurs peuvent se relâcher et tenir un discours différent de celui déclamé sur la scène. Le monde social est un théâtre et l’interaction une représentation. Chacun offre au public la représentation de soi, l’image de soi qu’il veut donner pour garder la face et donner bonne impression, avec les risques de fausser les rapports sociaux mais aussi de se dévoiler à un moment de relâchement inattendu. Face au handicap, les normes sociales, les comportements politiquement corrects peuvent conditionner les interactions sociales. Le concept dramaturgique de « SecretCAM » donne au joueur la possibilité de voir et d’entendre en caméra cachée ce que Goffman appelle les coulisses de cette mise en scène sociale. En coulisse, les individus sont tels qu’ils sont, les masques tombent. Aussi, ce qui est observé peut paraître caricatural, car différent de ce qui est exprimé socialement en collectif. Pour autant, c’est ce qui se rapproche peut-être le plus de la réalité de la pensée.
Aucun des entretiens ne fait état de la relation entre le concept de « SecretCAM » et le fait que les protagonistes s’autorisent certains comportements pouvant du coup paraître caricaturaux. Cependant, la nécessité de recourir à des traits de caractère bien marqués pour susciter la réflexion, semble être, là encore, acceptée des usagers du jeu.

« Il y a des traits de caractère un peu forcés, mais je trouvais ça nécessaire […] il fallait bien avoir des traits de caractère bien prononcés pour avoir des situations à proposer » (Bernard, 30 ans).

29137Jouer à « SecretCAM handicap » doit donc signifier avoir la possibilité de stigmatiser, de s’affranchir des conventions sociales, d’adopter comme le disait Michael Stora un comportement amoral, et non immoral ».
C’est d’ailleurs un des « pouvoirs » quelque peu « pervers » des technologies que de permettre aux usagers du jeu de s’autoriser à penser ce qu’ils n’auraient pas osé penser autrement, pour finalement pouvoir être en capacité de se remettre en question si nécessaire. La simulation par écran interposé conduit à s’autoriser des comportements que l’on n’adopterait pas dans une situation réelle. C’est ce qu’exprime Yvon, travailleur dans le secteur du handicap.

« Je sais que le travailleur handicapé n’est pas obligé de dire ce qu’il a, ni à son employeur, ni à ses collègues, mais je me suis posé la question pour le coup à un moment donné…(long silence)…mais c’est vrai que ce n’est pas une réaction que j’aurais eu sur le terrain. C’était un peu le côté pervers d’être derrière son écran. Dans un jeu, du coup, on est comme à la télé, on est sur son canapé et…on est juge (rire), c’est vrai que du coup on veut savoir. Ouais clairement ça je pense que la critique est facile quand on n’est pas face à la situation concrète » (Yvon, moins de 30 ans, employé secteur handicap).

C’est ce qu’évoque également Jacques lors de son entretien lorsqu’il précise avoir joué à nouveau pour voir ce qu’il adviendrait en adoptant des comportements inverses à ceux pris en première instance.

« J’ai rejoué pour voir ce qui se passerait si je devenais complètement bête. Bah ! C’est assez curieux. Ça questionne aussi ! Ce qui est intéressant, c’est que ça permet de faire des erreurs sans que ça ait d’impacts réels. A la limite c’est ce que je garde de plus intéressant au travers de ce média-là plutôt qu’un film…parce qu’avec un film, il n’y a pas le choix. […] Heureusement que j’y suis retourné et que j’ai provoqué volontairement des échecs, des erreurs, des choses comme ça, parce que j’ai plus appris au travers de ces erreurs-là, que ce que j’ai pu apprendre au départ dans le jeu » (Jacques, 38 ans, cadre manager, se dit joueur y compris de jeux vidéo).

C’est aussi ce que soulève Roger Caillois au travers de l’exemple de la pratique des autos tamponneuses. Il évoque le «  […] plaisir élémentaire  […] de provoquer sans fin de pseudo-accidents sans dégât ni victime, de faire exactement et jusqu’au dégoût ce que, dans la réalité, interdisent le plus les règlements » (Caillois, 1958, p. 264-265)4.
Bien sûr, le joueur n’est pas complètement libre, « le scénario et les règles constituent un cadre très contenant qui, paradoxalement, permet l’expression de la liberté du joueur » (Stora, 2009). Il s’agit pour l’usager de « tester » des comportements et d’en observer les conséquences sans aucune incidence en termes de relations humaines (apprentissage par essai-erreur), pour procéder à un questionnement réflexif.

Aussi, des personnages trop consensuels n’auraient pas permis une expérience de jeu intéressante. Certes, il reste un sentiment de caricature post expérience de jeu, mais les usagers du jeu s’accordent à dire que les comportements mis en évidence existent vraiment dans la réalité et qu’ils ont le méritent de permettre de se poser les bonnes questions.
La considération de « SecretCAM handicap » en tant que jeu réaliste et crédible est donc clairement énoncée par les joueurs, condition que je posais comme favorable au processus de convocation des schèmes de pensée de la première étape de la "boucle d'apprenance", autant que celle relative au sentiment d’immersion dans le jeu telle qu’étudiée dans l’article précédent (Cf. article 11).

Le prochain article, treizième de la série, s'intitule " Handicap (serious) et plaisir de jeu (game) : SecretCAM handicap, un jeu trop sérieux auquel on ne joue pas vraiment ? "

Merci de votre lecture et à bientôt.

François Calvez - [email protected]
Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.

Notes et bibliographie

1 Stora, M., communication vidéo, Le jeu vidéo qui soigne, 3èmes Assises du jeu vidéo, Palais Bourbon, jeudi 30 avril 2009 :
http://www.dailymotion.com/video/x96m5g_michael-stora-aux-3emes-assises-du_videogames
2 Esnard, C., ouvrage, Le jugement social, Editions Dunod, Paris, 2009.
3 Goffman E., ouvrage, La mise en scène de la vie quotidienne, 1 - la représentation de soi, 2 – les relations en public, réédition aux Editions de Minuit, 1996 (1ère édition 1959, traduction française 1973).
4 Caillois, Roger, ouvrage, Les jeux et les hommes, le masque et le vertige, Editions Gallimard, collection folio essais, 1967 (1ère édition 1958).

Crédits photos : Cnam Service Images et sons.

 

 

 

04 février 2013

Serious game « SecretCAM handicap » - 11 : « Un serious game sur le handicap à base de vidéos : un choix anthropologique majeur facteur d’immersion et d’identification »

Par François Calvez

Voir article précédent : « La prescription entre collègues : un facteur d’émulation collective à jouer dans un même service ».
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

Préambule
11Il ne faut pas perdre à l’esprit l’objectif de « SecretCAM handicap » et notamment la première étape de la « boucle d’apprenance » formulée dans mon hypothèse de recherche. En référence à la théorie piagétienne du développement des connaissances (Piaget, 1967)1, l’expérience de jeu convoquerait les schèmes de pensée existants du joueur pour les confronter à ceux proposés dans le jeu et tenter, ainsi, de procéder au travers de l’action de jeu et de la convocation d’émotions, à un processus « d’accommodation des structures mentales à la réalité » visant la construction de nouveaux schèmes (Cf. article 7).
Cependant, une des conditions préalables indispensables à la convocation des émotions, semble être le sentiment d’immersion et d’indentification à l’avatar, impliquant le joueur et suscitant chez celui-ci le sentiment de vivre une expérience en première personne. Dans la conception de « SecretCAM handicap », trois éléments majeurs ont fait l’objet de choix pour favoriser l’immersion et l’identification : le recours à la vidéo pour les scènes du jeu, la posture en vidéo première personne et la véritable voix off de l’avatar. L’étude auprès de salariés nous livre des éléments d’analyse sur la pertinence de ces choix.

Avant de poursuivre cet article, je rappelle que les noms des salariés interviewés issus de différentes organisations ont été changés afin de préserver leur anonymat.

Un game design intuitif, familier et universel pour un large public
3Comment s’adresser à un large public potentiellement « non joueur » et non utilisateur du numérique ni de jeu vidéo ?
Pour la conception de « SecretCAM handicap », il ne fallait pas oublier la diversité du public cible en termes d’âge, de genre, de culture, de catégorie socioprofessionnelle, de degré d’appropriation des technologies, d’usage des ordinateurs et du numérique en général, d’intérêt ou non pour les jeux...
Ce serious game n’est pas destiné aux uniques joueurs passionnés de jeux vidéo, ni aux seuls « digital natives », c'est-à-dire à ceux qui sont nés et ont grandi avec les technologies numériques. Il vise un large public, celui de tous les salariés des organisations incluant également les « digital immigrants », c'est-à-dire ceux qui ont découvert les technologies seulement à l’âge adulte (Prensky cité par Genevois, 2011, p.118)2.
Un game design intuitif et signifiant pour tout usager du serious game semblait nécessaire pour une prise en main du jeu quasi immédiate, premier gage d’intérêt pour poursuivre l’expérience de jeu. Le choix s’est donc porté sur un univers de bureau, familier pour beaucoup de salariés - interface devant un ordinateur et mécanique de jeu articulée autour de médias de communication de type mail, téléphone, webcam (Cf. article 3) - et sur celui de la vidéo. Concernant ce dernier point, à l’origine du projet l’hypothèse a été formulée selon laquelle un univers 3D en images de synthèse, pour un public de non-initiés aux jeux numériques et potentiellement non joueurs, ne serait pas pertinent et pourrait même faire obstacle à la motivation à entrer dans le jeu. Une hypothèse d’ordre anthropologique a donc guidé « SecretCAM handicap » vers une conception à base de vidéo, média populaire, universel, accessible au plus grand nombre.
Voyons concrètement ce qu’il en est.

Le recours à la vidéo plutôt qu’à la 3D : un choix plébiscité favorisant l’entrée dans le jeu.

La vidéo semble aider le joueur à entrer plus facilement dans l’histoire des personnages du jeu. Les entretiens individuels et les observations participantes nous apportent des éléments d’éclairage sur ce point (voir article 2 pour la méthodologie de recherche). En voici quelques extraits.

3« On rentre facilement dans le jeu. C’est pas mal le fait que ce soit de la vidéo, comme si c’était réel…c’est une façon de rentrer dans l’histoire » (Robert, technicien, plus de 40 ans).
« La mise en situation était très bien, on avait l’impression qu’on était vraiment dedans » (Jeanne, employée, moins de 30 ans, se dit non joueuse).
« C’était très bien fait, faut l’avouer, que ce soit au niveau des films…des manières de jouer, […] j’ai trouvé ouais, vraiment que c’était bien fait, on s’y croyait quoi, clairement » (Yvon, employé, moins de 30 ans, se dit très joueur, y compris de jeux vidéo).

Un salarié a même déclaré qu’il n’avait pas été surpris de voir des vidéos d’acteurs, là où généralement derrière la terminologie de jeu vidéo on s’attendrait à un jeu en 3D en image de synthèse.

« Ça ne m’a pas surpris de voir ça en réel. Je m’attendais à des scènes réelles, réellement jouées» (Bernard, employé, 30 ans, se dit joueur mais pas à des jeux vidéo).

Il semble même que le choix de la 3D n’aurait pas du tout été en adéquation avec le concept de caméra cachée - « SecretCAM » - développé dans le jeu et permettant d’espionner ses propres collègues.

« La 3D aurait faussée ce jeu-là. Il n’y aurait plus cette sensation de voir la personne de manière cachée, d’espionner » (Jacques, cadres, 38 ans, se dit joueur y compris de jeux vidéo).

La vidéo semble aider le joueur à entrer dans la réalité proposée par le jeu, ce que des images de synthèse n’auraient peut-être pas sût permettre avec la même intensité.

« A mon sens, avec un jeu en images de synthèse, on serait beaucoup trop éloigné de la réalité. Ce serait tout aussi ludique, mais on ne jouerait pas avec la même sensation et avec la même recherche. La réalité est importante pour s’imprégner du jeu. En tant que joueur, comme en tant que professionnel, l’image réelle m’aide à rentrer dans cette réalité-là. En images de synthèse, c’est comme un dessin animé au travers duquel je pense que je ne serais pas rentré dans le jeu de la même manière » (Jacques, 38 ans, se dit joueur de jeux vidéo).

Jacques justifie même l’intérêt du recours à la vidéo par le fait que le jeu repose essentiellement sur les personnages et leurs comportements, plus que sur une histoire. La vidéo semble aider à entrer dans la réalité des personnages.

« En images de synthèse, on peut croire à l’histoire, ça, ce n’est pas un souci […]. Si on était dans un jeu où l’histoire était au cœur de la problématique, là oui, peu importe que les personnages soient en images de synthèse ou réels. […] Mais là, je pense que c’est important dans ce type de situation que ce soit de la vidéo, parce que ce sont vraiment les personnages qui sont au cœur de la problématique et pas seulement l’histoire. Du coup je pense que l’apprentissage ne serait pas le même avec la 3D » (Jacques).

Il semble que la vidéo utilisée dans « SecretCAM » soit perçue de manière assez naturelle par les usagers du jeu interrogés. Les scènes tournées avec les comédiens sont plébiscitées unanimement par les salariés, femmes et hommes, joueurs comme non joueurs, quel que soit leur âge ou leur CSP. Outre le caractère populaire de la vidéo, sa capacité à véhiculer une forme de réalité semble également plaire aux usagers du jeu. Approfondissons ce point.

Le média vidéo : vecteur d’authenticité pour une immersion dans une réalité simulée au plus proche du réel, et même enrichie.

Annonce JeanLe sentiment d’immersion dans un serious game est un des facteurs de motivation à aller jusqu’au terme du jeu. Certains jeux vidéo proposent au joueur d’évoluer dans un univers imaginaire afin d’éviter les influences socioculturelles et favoriser ainsi un décentrage créateur d’un nouveau paradigme. « SecretCAM handicap », au contraire, par le recours à la vidéo propose un univers ancré dans la réalité. Le jeu se base sur l’apprentissage par l’immersion dans une situation pour laquelle il existe une référence dans le monde réel. Il s’agit de proposer une « situation authentique faisant référence à la proximité de l’expérience proposée aux apprenants avec une situation réelle » (Sanchez & al., 2011)3. En plaçant le joueur dans des situations au plus proche de la réalité, nous pouvons supposer qu’il retrouve un cadre commun aux références du monde de l’entreprise, ce qui l’amènerait plus facilement à confronter ses représentations du handicap avec celles convoquées dans le jeu. L’hypothèse est donc formulée selon laquelle cette authenticité est un facteur d’immersion motivant pour le joueur. Ce qui reviendrait à dire que jouer à un jeu en séquences vidéo pourrait générer, le temps de l’expérience de jeu, un sentiment de continuum entre le réel et le virtuel ? Dans son ouvrage « jeu et réalité, l’espace potentiel », Winnicott écrivait « ce qui m’importe avant tout, c’est de montrer que jouer, c’est une expérience : toujours une expérience créative, une expérience qui se situe dans le continuum espace-temps, une forme fondamentale de la vie» (Winnicott, 1971, traduction 1975, p.103)4. S’il ne s’agit bien évidemment pas de manquer de discernement entre le réel et le virtuel, « SecretCAM handicap » devrait pouvoir convoquer chez le joueur ce sentiment de vivre une expérience ancrée dans une forme de réalité. Robert, un des usagers du jeu, exprime ce ressenti.

« C’est réel en fait. C’est pas comme un jeu virtuel où on serait placé dans une situation loin du quotidien » (Robert).

Ce sentiment de continuité avec le quotidien semble accentué par le recours à la vidéo. C’est d’ailleurs d’autant plus intéressant que le joueur, au travers « d’un jeu dont il est le héros », va pouvoir accéder à un monde enrichi auquel il n’a habituellement pas accès. En effet, l’immersion virtuelle au plus proche de la réalité facilite l’accès à des situations parfois difficiles à simuler dans le réel, et qui peuvent se révéler être des expériences potentiellement génératrices de savoirs nouveaux.
En effet, la réflexion avant d’agir dans le jeu, la prise en compte de la personnalité des protagonistes et des messages textuels du game play (mécanique de jeu), mais aussi le visionnage des vidéos comportant des dialogues et des messages…en font un jeu basé sur des « interactions narratives » au détriment des « interactions sensori-motrices » plus souvent réservées aux jeux d’action. Cette forme de narration propulse le joueur dans un « monde enrichi » (Tisseron, 2012)5, auquel il n’a pas forcément accès dans sa réalité et au travers duquel il pourra mener une réflexion. Tisseron précise que ce monde enrichi n’est pas pour autant éloigné de la réalité et les jeux proposant des interactions narratives « stimulent de nombreuses capacités et constituent un puissant support à la vie sociale et imaginative » (Tisseron, 2012). Le psychanalyste Serge Tisseron ajoute encore que ce type de jeu « développe l’intelligence visuelle, met en scène toutes les formes d’angoisse en invitant le joueur à se projeter dans des comportements adultes de manière ludique, l’invite à anticiper des épreuves qu’il n’a pas vécues mais qu’il imagine comme possibles, et lui apprend à gérer les contacts sociaux et à explorer divers registres identitaires » (Tisseron, 2012, p.150).
L’enquête IFOP citée à l’article 2 de cette série (IFOP, 2009)6, met bien l’accent sur la représentation erronée des salariés qui ne connaissent pas de collègues handicapés. L’intérêt d’un serious game est de proposer à l’usager de vivre une expérience pour laquelle une simulation est difficile à reproduire ou à organiser dans la réalité. Dans ce cas, le jeu sérieux constitue une expérience formative de simulation par anticipation d’une situation potentielle.
Pour d’autres joueurs, au contraire, la simulation du réel permet de se confronter à une réalité déjà vécue mais qui pose question. Le serious game peut être dans ce cas un outil de questionnement introspectif rétroactif. Ce qui n’est pas sans lien avec l’idée développée par Elisa Rojas selon laquelle, si les personnes ayant déjà côtoyé des handicapés abordent généralement le handicap différemment de ceux qui en sont éloignés - car la relation peut s’en trouver simplifiée du fait qu’ils ne sont plus dans la peur ni la curiosité qu’ils ont dépassées - pour autant certains d’entre eux ont vraiment beaucoup de mal à aller au-delà et restent focalisés sur le seul handicap » (Rojas, 2009, p.73)7. Ainsi, « SecretCAM » propose au joueur une simulation d’une situation anticipée ou déjà vécue, qui pose question dans les deux cas.
En tout état de cause, le but est bien d’opérer une immersion dans une réalité simulée, au plus proche de la réalité grâce au recours à la vidéo, favorisant la réflexion sur son propre comportement. L’idée est bien de considérer que notre propre vie est une narration qui se construit au travers de différentes expériences sources d’apprentissage, y compris celles vécues avec les jeux sérieux.
Comme le disait Michaël Stora - psychologue et psychanalyste spécialiste des jeux vidéo à des fins thérapeutiques et co-fondateur de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines - « un jeu vidéo c’est la rencontre entre l’histoire d’un joueur et l’histoire d’un jeu » (Stora, 2009)8.

Pour analyser la référence à la réalité authentique, regardons de plus près ce que nous disent les matériaux empiriques recueillis à ce sujet.
A la question « certaines scènes du jeu vous ont-elles fait penser à des situations liées au handicap que vous aviez vous-même vécues ? », 32,3% des 173 répondants répondent par l’affirmatif. Ce qui est un pourcentage intéressant pour un jeu de 40 minutes qui n’a pas la prétention d’être exhaustif sur la question des comportements humains face au handicap au travail. Mais, le plus intéressant est que 74,1% de ceux affirmant avoir vécu une situation similaire à celle proposée dans le jeu, répondent par l’affirmatif à la seconde question associée : « si oui, le jeu vous a-t-il fait réfléchir sur ces situations déjà vécues ? ».
La proposition immersive dans une situation authentique en vidéo faisant référence à la proximité avec une situation réelle semble bien fonctionner. Ce sentiment d’immersion dans une réalité simulée est d’ailleurs renforcé par l’identification à l’avatar, grâce à la vidéo en première personne.

La vidéo en première personne : un facteur d’identification à l’avatar

13Dans le serious game « SecretCAM handicap » le joueur est en première personne. Il ne voit pas son avatar puisque l’avatar, c’est lui (ou elle). Les yeux de l’avatar, ce sont les yeux du joueur. Pour accentuer ce ressenti, la vidéo en première personne est dans certains cas en mouvement. Cet effet de style a pour objectif de renforcer le sentiment d’immersion. Aussi, pour exemple, lors de discussions collectives avec les autres collègues, la caméra bouge de droite et de gauche comme pour suivre la conversation selon les interlocuteurs. Ou encore, lors de déplacements, la vision est « bancale » comme si le corps était lui-même en mobilité.
La vidéo en mouvement en « première personne » est plébiscitée par 91% des 173 répondants au questionnaire qui expriment avoir eu le sentiment de « vivre l’expérience comme si ils y étaient » (49,7% totalement, 41,2% un peu). Le sentiment de ne faire qu’un avec le joueur et d’être à la place de ses yeux est exprimé lors des entretiens d’explicitation.

« On est vraiment dans la peau de quelqu’un qui, par le biais d’une Webcam, voit ce qui se passe dans le bureau d’une autre personne. Il y a un petit côté espion assez sympa, ça aide à jouer tout simplement ! » (Jacques).
 « Je pense que ça implique davantage d’être acteur dans le jeu parce que c’est vrai, on est à la place de la personne dans le jeu, on est dans la tête de la personne quand on se retrouve face au choix à faire, pour contacter les collègues. C’est vrai, moi je n’ai pas différencié le personnage du jeu et moi. C’est vraiment nos actions, c’est vraiment nous qui agissons. Donc je pense que ça implique d’autant plus les personnes dans les choix à faire et que ça procure vraiment une réaction quand on se trompe sur une réponse. […] Je pense qu’on le vit vraiment ce résultat » (Jérôme).

Ce sentiment d’être dans la peau de l’avatar, procure le sentiment de faire partie intégrante de l’équipe. Ce sentiment partagé par 81,2% des 173 répondants au questionnaire (31,5% complètement, 49,7% un peu, et 18,8% pas du tout) est facteur d’immersion dans le jeu comme l’évoque Bernard au travers de son commentaire.

« C’était le fait d’être dans l’équipe qui fait qu’on s’y prend assez rapidement je pense » (Bernard, 30 ans, se dit joueur mais pas de jeux vidéo).

La voix off de l’avatar renforce la posture en vidéo première personne.

La voix off de l’avatar combinée à la vidéo : un renforcement du sentiment d’identification du joueur à son avatar

La combinaison de la vidéo en caméra subjective en mouvement avec la voix off de l’avatar a pour finalité de renforcer le sentiment d’immersion et d’identification du joueur à l’avatar. Ce dernier constitue « un système de signes qui se substitue au corps dans les mondes virtuels » (Fanny Georges, 2012, p.34)9. Aussi, la caméra (le corps du joueur en quelque sorte) anticipe son discours (la voix off). Nous avons tenu compte de ce principe pour le tournage des scènes vidéo. Ce qui ne fut pas toujours simple à réaliser en direct car cela supposait une synchronisation entre le geste du caméraman et la voix de la comédienne en voix off. Aussi, quand le joueur s’adresse à un interlocuteur, la caméra subjective se tourne d’abord vers ce dernier juste avant que la voix off ne s’adresse à lui.
La voix off semble être un des éléments immersifs au regard de ce qu’expriment les joueurs. En effet, à la question « la voix off de votre personnage vous a-t-elle permis de vous sentir impliqué(e) dans le jeu ? », 87,9% répondent par l’affirmatif (42,4% totalement, 45,5% un peu), qu’ils soient joueurs ou non joueurs et quel que soit leur âge.


« Je crois que j’étais dans la voix off et puis…avec les collègues autour » (Bernard).

Pour seulement 8,5%, la voix off n’a pas du tout eu d’impact sur l’immersion et 3,6% n’avaient pas compris le principe malgré le texte explicatif en introduction.

Le commentaire d’Irène est même très révélateur d’une implication forte dans la voix off du personnage du jeu. Lors de l’entretien individuel d’explicitation, cette salariée, non joueuse mais cependant curieuse, s’est rendu compte que sa stratégie de jeu consistait à aller systématiquement vers le téléphone, voire la webcam, pour en visualiser les messages textuels associés et faire ses choix d’action de jeu. Par contre, elle ne visualisait les choix de messages proposé par le mail qu’en dernier recours, si elle n’était pas satisfaite des messages des deux autres médias. Irène fut surprise de ce comportement car, dans ses pratiques professionnelles quotidiennes, elle préfère de loin utiliser le mail au téléphone. Elle apporte des éléments d’explication de son comportement. Tout d’abord, il lui semble que le caractère émotionnel intrinsèque à la thématique du handicap l’aurait inconsciemment poussée à ne pas utiliser le mail mais à choisir un média plus « de communication synchrone ».

Elle l’exprime de la manière suivante :
Yasmina« Je reconnais que pour débloquer des situations relatives à des sujets émotionnels, le téléphone ou le face à face, c’est mieux ! Mais ça m’a surprise que je me sente contrainte d’utiliser le mail à certains moments, alors que franchement, 98% du temps moi, je ne suis que mail » (Irène, 51 ans, employée).

La suite de son propos est très intéressante. Irène venait d’exprimer sa difficulté à se mettre dans la peau d’un avatar plus jeune de 17 ans. De plus, elle se dit bavarde dans la vie. Or, le choix d’un message associé au mail dans le jeu a pour conséquence de lancer une vidéo dans laquelle la voix off n’est pas impliquée, puisque le mail est lu par son destinataire et que la scène se déroule en « SecretCAM » (caméra secrète). Voici ce qu’Irène exprime avoir ressenti en se remémorant son expérience de jeu relative au mail, ce qui explique que son choix ne s’est pas souvent porté sur ce média.

« Avec le mail, j’avais l’impression d’avoir été bâillonnée…moi une bavarde ! Le fait qu’ils (les collègues dans le jeu) lisent ce que j’étais censée dire, et pas m’entendre le dire, ça ne me plaisait pas. Vous voyez, je m’identifiais tout de même au personnage (rire) » (Irène).

Pour Irène, la voix off, c’est sa voix. Envoyer un mail, c’est la frustration de ne pas pouvoir participer à une conversation dans le jeu.
La voix off doublée à la vidéo semble bien participer au sentiment d’immersion des joueurs dans le jeu. Elle participe au sentiment de faire partie intégrante du jeu et donne le sentiment de vivre l’expérience en première personne, directement et non par procuration.
Philippe Carré précise, en citant les travaux de Lafrenaye, que le passage de l’attitude au comportement est d’autant plus favorisé si celle-ci « est formée à partir de l’expérience directe, par contact personnel, car plus cohérente avec nos comportements que celles formées par procuration » (Carré, 200510, p.114, citant Lafrenaye11). Par analogie, l’identification à l’avatar d’un serious game au travers de sa voix off pourrait engendrer le sentiment paradoxal de vivre l’expérience non par procuration, mais bien directement.

En conclusion, la vidéo confère globalement aux usagers du jeu le sentiment de vivre une expérience immersive, authentique, au plus proche d’une réalité simulée, enrichie de situations. Cette condition, que je pose comme l’une des conditions préalables à la possibilité de convoquer les schèmes de pensée du joueur, semble donc réunie.
Elle n’est pourtant pas encore suffisante. La notion de réalité renvoie à celles de réalisme et de crédibilité du jeu, notions que nous étudierons dans le prochain article, douzième de la série, intitulé : « Crédibilité du jeu : sauvé de la caricature par l’acceptation d’une expérience de jeu non consensuelle ».
Merci de votre lecture et à bientôt.

François Calvez - [email protected]
Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.

Notes et bibliographie

1 Piaget, J., ouvrage, La construction du réel chez l’enfant, Editions Delachaux et Niestlé, Neuchatel, 1967.
2 Genevois, S., ouvrage, chapitre, Le jeu en rapport avec l’ordinateur et la culture numérique des adolescents, in Les jeux vidéo comme objet de recherche, sous la direction de Rufat, S., et Minassian H.T., Editions Questions théoriques, 2011.
3 Sanchez, E., Ney, M., Labat, J.M., publication, Jeux sérieux et pédagogie universitaire : de la conception à l’évaluation des apprentissages, Revue Internationale des Technologies en Pédagogie Universitaire, volume 8, (1-2), pp. 48-57, 2011 : http://www.ritpu.org/IMG/pdf/RITPU_v08_n01-02_48.pdf
4 Winnicott, D., ouvrage, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Editions Gallimard, 1975 pour la traduction française (Edition originale 1971).
5 Tisseron, S., ouvrage, Rêver, fantasmer, virtualiser - Du réel psychique au virtuel numérique, Editions Dunod, Paris, 2012.
6 Étude IFOP, Perceptions, regards et vécus des salariés sur le handicap dans l’entreprise, réalisée pour ADIA et Euro RSCG C&O (octobre 2009) : http://www.ifop.fr/media/poll/960-1-study_file.pdf
7 Rojas, E., ouvrage, chapitre, Libres et égaux, sur le papier, in Le handicap par ceux qui le vivent, sous la direction de Charles Gardou, Editions Eres, collection Reliance, Toulouse, 2009, pp.67-83.
8 Stora, M., communication vidéo, Le jeu vidéo qui soigne, 3èmes Assises du jeu vidéo, Palais Bourbon, jeudi 30 avril 2009 :
http://www.dailymotion.com/video/x96m5g_michael-stora-aux-3emes-assises-du_videogames
9 Georges, F., ouvrage, publication, Avatars et identité, in Les jeux vidéo, quand jouer, c’est communiquer, La revue Hermès N°62, cognition, communication, politique, Editions CNRS, 2012, pp.33-40.
10 Carré, P., ouvrage, L’Apprenance, vers un nouveau rapport au savoir, Editions Dunod, Paris, 2005.
11 Lafrenaye Y., ouvrage, Les attitudes et le changement des attitudes, in R. Valeerand (dir.), Les fondements de la psychologie sociale, Montréal, Gaëtan Morin, 1994.

Crédits photos : Cnam Service Images et sons.

21 janvier 2013

Serious game « SecretCAM handicap » - 10 : « La prescription entre collègues : un facteur d’émulation collective à jouer dans un même service »

Par François Calvez
Voir article précédent : « Jeu au travail – jeu à domicile : paradoxe et iniquité ».
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

1 pers ordiEn m’appuyant sur l’analyse de l’ensemble des matériaux empiriques recueillis (Cf. article 2), je cherche à interroger la première étape de la boucle d’apprenance relative à ma question de recherche (Cf. article 7) et donc, l’hypothèse selon laquelle le caractère immersif d’un serious game dans une réalité simulée au plus proche du réel, participerait à un processus de convocation d’un registre émotionnel favorable à la construction de nouveaux schèmes de pensée et donc à l’activité d’apprentissage.

Cependant, cela suppose tout d’abord une expérience de jeu effective. Aussi, il s‘agit dans cette article de relater mes observations sur ce qui a motivé les salariés d’une organisation à jouer individuellement à un serious game, alors même que 53,3% de ceux qui ont effectivement joué se disent en général non joueurs.

Je rappelle que le protocole d’expérimentation préconisé définit une diffusion du jeu auprès de collègues de mêmes services dans une organisation, en dehors de tout dispositif formel de formation, et une expérience de jeu sur temps de travail sur la base du volontariat.
A noter également que tous les prénoms des salariés cités, issus de différentes structures, ont été changés afin de préserver leur anonymat.

Actions de jeu : trois typologies de joueurs

S’agissant des apprentissages informels professionnels, dans une publication suite au colloque international REDFORD, Olivier Bataille (Bataille, 2007)1, s’appuie sur la théorie sociocognitive de Bandura pour mettre en exergue le rôle des interactions entre les facteurs personnels de type cognitif, les facteurs comportementaux et ceux relatifs à l’environnement, pour identifier trois dimensions d’apprentissage informels : à savoir la personne qui apprend pour elle-même, l’apprentissage fruit d’une volonté de mise en conformité avec l’environnement et la réponse à l’injonction d’apprendre.
Dans le cas de l’expérimentation sur le serious game « SecretCAM handicap », nous pourrions retrouver à différents degrés les trois dimensions évoquées par Olivier Bataille. Certains salariés semblent avoir joué spontanément pour eux-mêmes, ce sont ceux de la catégorie « se disent joueurs en général ». Ceux qui « se disent non joueurs en général » semblent avoir répondu à un contexte professionnel. D’autres, en très faible proportion puisque la proposition de jeu était généralement basée sur le volontariat, ont répondu à une injonction de jouer de la part de leur direction.

Plus précisément, le rapport entre individu, groupe et environnement, a-t-il eu un effet sur la motivation à jouer ?

La motivation à découvrir le jeu : la curiosité envers le concept de jeu sérieux de ceux qui se disent joueurs

Dans son ouvrage « Les jeux  et les hommes », Roger Caillois avance l’idée selon laquelle « un jeu auquel on se retrouverait forcé de participer cesserait aussitôt d’être un jeu : il deviendrait une contrainte, une corvée dont on aurait hâte d’être délivrée » (Caillois, 1958, p.36)2. Le jeu en tant qu’activité sociale associée à la liberté individuelle de choix d’action de jeu, de temps de jeu, de lieu d’expression du jeu, conditions a priori nécessaires à l’émergence du sentiment de plaisir de jeu, est-il compatible avec la notion de mise à disposition d’un jeu par un employeur à des fins de sensibilisation et de formation. Même si la prescription obligatoire de la hiérarchie n’a que peu officiée, s’agissant d’une mise à disposition dans un environnement professionnel, ne s’agirait-il pas au final d’une forme d’injonction paradoxale de type « jouez et sensibilisez-vous ! », « jouez et formez-vous ! ».
Alors. Qu’est-ce qui a incité les salariés à jouer ?
Si l’intérêt pour la question du handicap au travail semble avoir officié, la motivation première à jouer au jeu est sans conteste la curiosité envers le concept de jeu sérieux. Le terme de serious game était inconnu pour bon nombre de salariés et seuls 17,9% des répondants au questionnaire ont exprimé avoir déjà joué à un jeu sérieux.
Cependant, la curiosité en tant que facteur déclencheur de l’activité de jeu, ne s’est pas manifestée au même moment pour tous les salariés. En premier lieu, ont joué les personnes se déclarant en général comme joueuses, pas forcément de jeux vidéo d’ailleurs. Parmi celles-ci on trouve un peu toutes les catégories socioprofessionnelles, autant des personnels de services RH, des cadres managers d’équipe (personnes dont la fonction dans l’entreprise pouvait susciter a priori un intérêt particulier pour la thématique du jeu), que des employés et des techniciens, ou encore des personnes dont le métier est en rapport avec l’insertion des personnes handicapées en entreprise.
Voici quelques exemples issus des entretiens qui illustrent la curiosité de ceux qui se disent joueurs, en réponse à la question « quand vous êtes allé(e) jouer au jeu, vous y êtes allé(e) pourquoi et dans quel état d’esprit ? »

« Je ne connaissais pas les serious games et ai très peu été sensibilisée au handicap. Du coup, c’était deux découvertes pour moi. J’étais intriguée, curieuse. Comme je vous l’ai dit je suis joueuse, donc ça m’intriguait, j’avais envie de voir à quoi cela ressemblait…c’était vraiment la découverte totale ». (Mathilde, 31 ans, employée service RH, se dit joueuse mais pas sur jeux vidéo).

« Je suis allée pour jouer. Ça m’intéressait l’aspect jeu. Et puis pour voir ce que pouvait signifier le « serious » dans serious game ? Comment ça pouvait être appliqué au handicap quoi ? ». (Margueritte, 32 ans, employée, se dit joueuse mais très peu sur jeu vidéo).

« Je suis allé jouer avec beaucoup de curiosité. Je n’avais pas d’attentes particulières je pense, mais c’était vraiment pour découvrir ce jeu-là, ce type de jeu » (Bernard, 30 ans, employé secteur handicap, se dit joueur mais pas sur jeux vidéo).

« Je suis joueur de jeux vidéo, donc ça m’intéressait. J’avais beaucoup de curiosité technique et pédagogique, parce que mon métier à la base c’est le rapport à l’humain dans un contexte d’apprentissage. Et puis aussi le point de vue managérial. Ça ne fait que six mois que je me retrouve manager d’une équipe, donc dans une posture nouvelle. Il y a un lien direct avec mon travail au quotidien, je comptais apprendre des choses. Du coup c’était une vraie curiosité sur ces trois objets - serious game, apprentissage, management du handicap au travail ». (Jacques, 38 ans, cadre manager, se dit joueur de jeux vidéo).

Le fait de recourir à un serious game pour traiter la question du handicap au travail, a suscité la curiosité de ceux qui se disent être de nature joueuse.

Qu’en est-il de ceux qui ne sont en général pas joueurs dans la vie et qui, pour autant, se sont laissé tenter par l’expérience de jeu ?

La motivation à jouer des « non joueurs » : l’environnement de travail proche comme facteur d’émulation collective

3 pers ordi
Pour les individus se déclarant généralement « non joueurs », le jeu mis à disposition n’a a priori pas fait l’objet d’une attention particulière en première instance. Par contre, et c’est un point très intéressant à observer, l’environnement professionnel proche semble avoir joué un rôle de prescription, d’émulation à se lancer dans l’expérience de jeu sous l’impulsion des collègues « joueurs », comme en témoignent les extraits d’entretiens.

«  Au début il n’y avait pas beaucoup de monde à jouer. Je suis revenue en disant, c’est super bien, je me suis bien amusée, j’ai fait un score ! Et du coup sur les dix personnes du service, quasiment tout le monde l’a fait dans les trois jours qui ont suivi. Et puis après on comparait les scores » (Margueritte, employée, se dit joueuse mais très peu sur jeu vidéo).

« J’ai joué parce que mes collègues l’avaient fait et n’arrêtaient pas d’en parler. C’est vrai que spontanément, je ne l’aurais peut-être pas fait » (Jeanne, moins de 30 ans, employée, se dit non joueuse).

Si nous n’en sommes pas encore ici à étudier le serious game en tant que catalyseur d’un échange interpersonnel sur la question du handicap, ces commentaires nous indiquent d’ores et déjà que le jeu sérieux proposé dans un environnement professionnel serait un réel vecteur contagieux de mobilisation des salariés autour d’une thématique, la prescription entre collègues étant un facteur d’émulation collective à jouer dans un même service.

Ces observations viennent quelque peu interroger un élément de la définition du jeu de Roger Caillois lorsqu’il le définissait comme « essentiellement une occupation séparée de la vie courante, soigneusement isolée du reste de l’existence » (Caillois, 1958, p.37). En effet, jouer au travail semble possible pour les salariés.

Le prochain article, onzième de la série, s’intitule : « Un serious game sur le handicap à base de vidéos : un choix anthropologique majeur facteur d’immersion et d'identification ».
Merci de votre lecture et à bientôt.

François Calvez - [email protected]
Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.

Notes et bibliographie :

1 Bataille, Olivier, publication, Espaces de formation et individualisation des parcours professionnels et de formation tout au long de la vie en Europe et en Amérique latine, Colloque international REDFORD, 27-29 mars 2007, Université Paris XII-France, 2007 :
http://www.redford-international.org/articles/colloque2007/Obataille.pdf
2 Caillois, Roger, ouvrage, Les jeux et les hommes, le masque et le vertige, Editions Gallimard, collection folio essais, 1967 (1ère édition 1958).

Crédits photo : Cnam Service Images et sons

 

14 janvier 2013

Serious game « SecretCAM handicap » - 9 : « Jeu au travail – jeu à domicile : paradoxe et iniquité »

Par François Calvez
Voir article précédent : « Entreprise, jeu et productivité : l’injonction paradoxale du jeu prescrit–interdit ».
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

145974_9617Jouer à un serious game au travail suppose l’accès à un ordinateur. Or, suivant le métier et la fonction exercés, les salariés n’en sont pas tous dotés.
Pour autant, la sensibilisation à l’intégration et au maintien dans l’emploi des travailleurs en situation de handicap concerne l’ensemble des salariés d’une organisation, autant les personnels encadrants que les collègues proches, toutes fonctions confondues.
Ceci d’autant plus que l’atteinte du quota de 6% d’emploi de salariés handicapés se traduit, non seulement par une politique d’embauche, mais souvent aussi par une sensibilisation interne visant à inciter les salariés non déclarés et souffrant d’un handicap à se déclarer RQTH (reconnaissance en qualité de travailleur handicapé), y compris, et peut-être surtout, ceux dont la pénibilité du travail est reconnue.

Se pose alors la question légitime de l’accès et de l’équité dans l’accès à un serious game mis à disposition des salariés d’une même entreprise, notamment pour les techniciens, les ouvriers travaillant sur les chantiers.
Malgré le protocole que je préconisais en termes d'expérimentation et qui prévoyait une expérience de jeu sur lieu professionel (afin d'observer les effets du jeu sur les relations interpersonnelles), la solution retenue par les entreprises concernées par cette problématique a consisté à proposer aux salariés non équipés d’un ordinateur sur leur poste de travail, de jouer depuis leur domicile, donc hors temps de travail et bien évidemment sur la base du volontariat. Cette solution semble être effectivement la plus opérante et la plus simple à mettre en œuvre pour toucher cette catégorie de personnels. Elle n’est pas cependant sans soulever quelques réflexions.
Le métier conditionne donc les conditions de l’expérience de jeu, réalisée soit sur temps de travail depuis son ordinateur professionnel (lorsque le salarié en est doté), ce qui relève donc d’une activité rémunérée ; soit sur temps personnel depuis son ordinateur domestique à condition d’en disposer, activité non rétribuée.

Cette observation met en évidence une tendance actuelle de notre société et du management des organisations, à gommer les frontières entre temps professionnel et temps personnel du fait de l’introduction des outils numériques dans les pratiques professionnelles. Souvent, cette situation est observée chez les cadres qui « ramènent » du travail à domicile, pouvant se connecter à tout moment depuis leur Smartphone ou de n’importe quel ordinateur à leur messagerie professionnelle ou à leurs dossiers professionnels.
Le paradoxe dans ce cas, c’est que la proposition de jeu à domicile touche une catégorie professionnelle de salariés, les techniciens et les ouvriers, dont le statut et le métier ne les confrontent habituellement pas à cette situation.

En termes d’observation des pratiques, la population ayant joué à domicile n’est pas assez significative pour en tirer des conclusions (13,9% des 173 répondants au questionnaire) et globalement le protocole de l'expérimentation n'a donc pas été affecté. Toujours est-il qu'une tendance semble conforter les pratiques habituelles selon les catégories socioprofessionnelles. En effet, les cadres restent majoritaires à avoir joué à domicile en pourcentage de leur catégorie (29% d’entre eux), et ce malgré leur possibilité de jouer sur temps de travail. Les employés, majoritaires dans la population observée et équipés d’ordinateur sur leur lieu de travail ne sont que 13,7% à avoir joué à domicile. Les techniciens, quant à eux, sont sous représentés parmi la population ayant répondu au questionnaire. Ils sont très peu à avoir joué à domicile, ceux ayant joué étant équipés d’ordinateurs sur lieu de travail.
Il aurait été intéressant de connaître les pratiques des 672 salariés joueurs du serious game « SecretCAM handicap » dans le cadre de cette expérimentation. Tous n’ont pas répondu au questionnaire. L’analyse de cette question sera creusée dans un avenir proche puisque le concept de « SecretCAM » s’inscrit dans une série de quatre serious games thématiques, faisant tous l’objet d’une analyse des usages et des effets du jeu sur les représentations et comportements.

Une autre réflexion conduit à se poser la question du choix des directions des organisations à proposer une expérience de jeu à domicile alors même que l’ensemble des salariés sont dotés d’un ordinateur professionnel. Est-ce parce qu’il s’agit d’un jeu, même sérieux ? La proposition aurait-elle été formulée dans le cas d’un module e-learning plus classique ? Où est-ce conditionné à la problématique sociétale du handicap qui concernerait plus le citoyen que le salarié ?
Lors de la mise en œuvre de l’expérimentation, l’invocation du salarié-citoyen pour justifier une expérience de jeu à domicile fut évoquée par une entreprise dont la politique handicap n’était pas clairement affirmée. Le service Ressources Humaines craignait de se mettre en « porte-à-faux » face à ses salariés, en procédant à une action « officielle » de sensibilisation interne au handicap, alors même que l’entreprise n’a pas encore de politique clairement affirmée en la matière, même si son taux d’obligation d’emploi de personnes handicapées est supérieur à la moyenne nationale constatée. Une sensibilisation de type citoyenne par une proposition d’expérience de jeu à domicile fut proposée, avec une liberté de jeu sur le temps de travail selon l’accord des managers de proximité.
Dans d’autres structures, ce sont des données techniques internes compliquant l’accès au serious game qui sont à l’origine d’une proposition d’expérience de jeu à domicile.

Quoi qu’il en soit, pour étudier les effets d’un serious game, l’expérience de jeu doit bien avoir lieu. De plus, elle doit avoir lieu sur le lieu de travail, selon le protocole que j’avais proposé, de manière à pouvoir observer si les expériences de jeu suscitent des échanges interpersonnels spontanés entre collègues d’un même service.
Si le contexte de mise à disposition du jeu est un facteur de l’accès, la question de la motivation des salariés à aller jouer à un jeu mis à disposition sur la base du volontariat, en dehors de tout dispositif formel de formation, se pose également.
C’est ce que nous verrons dans le dixième article de la série intitulé : « La prescription entre collègues : un facteur d’émulation collective à jouer dans un même service ».

Merci de votre lecture et à bientôt.

François Calvez - [email protected]
Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.

07 janvier 2013

Serious game « SecretCAM handicap » - 8 : « Entreprise, jeu et productivité : l’injonction paradoxale du jeu prescrit-interdit »

Par François Calvez
Voir article précédent : « Effets du serious game sur les salariés : l’hypothèse de l’existence d’une boucle d’apprenance ».
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

S’agissant de l’usage d’un serious game dans un contexte professionnel, il convient de regarder de plus près ce contexte particulier de diffusion de l’expérience de jeu. Salariés autour ordi
Comme le souligne Olivier Mauco, doctorant dont les travaux sont relatifs aux serious games politiques (thèse sur l’idéologie dans les jeux vidéo), « étudier les contenus des jeux sérieux sans analyser le contexte de leur production et de leur diffusion n’a que peu de sens » (Mauco, 2011)1, le contexte de diffusion pouvant en effet impacter l’usage du jeu.

Je souhaite faire part ici d’une réflexion émergée de la conduite du projet de création du serious game « SecretCAM handicap ». Malgré l’engouement de grandes entreprises françaises pour les jeux sérieux, l’apprentissage par le jeu au travail ne se heurterait-il pas tout de même à une contradiction socio-institutionnelle ? « Socio » dans le sens où l’apprentissage par le jeu se réfère à des individus en tant que personnes en situation de travail et dotés de leurs propres représentations sociales du jeu. « Institutionnelle » dans le sens où le jeu est proposé par l’entreprise, en tant qu’entité porteuse de contraintes économiques et de modes d’organisation du travail induisant des contradictions potentielles entre temps productifs et temps de jeu.

Cette réflexion a émergé notamment avec les échanges entre partenaires du projet sur la question de la durée du jeu lors de l’étape de sa diffusion dans les entreprises.
En effet, au démarrage du projet le temps prévisionnel de l’expérience de jeu était estimé à 20 minutes. Après rédaction du scénario et tournage des scènes avec les comédiens, il s’avère que ce temps est d’environ 40 minutes. Outre le jeu d’acteur dont l’expression dramaturgique a pris plus de temps que sur le papier dans notre cas, le joueur prend, quant à lui, le temps de la réflexion avant d’agir dans le jeu. Nous avions initialement sous-estimé ces temps.
Aussi, bien qu’il s’agisse d’un casual game, c'est-à-dire un jeu simple auquel on ne joue généralement qu’une seule fois, l’annonce du doublement de la durée de jeu a suscité chez certains partenaires la crainte légitime de voir leurs salariés ne pas aller jusqu’au bout du jeu.
A postériori, l’outil informatique d’observation anonyme des parcours individuels de jeu que nous avons développé, nous indique que près de 60% des 672 salariés ayant joué au serious game dans le cadre de l’expérimentation – dans la majorité des cas, rappelons-le, sur la base du volontariat - sont allés jusqu’au terme du jeu. De plus, parmi les 173 questionnaires remontés (Cf. article 2 « le cadre du retour d’expérience), 94,6% des répondants déclarent être allés jusqu’au bout. Pourtant, à la question relative à la durée du jeu, seulement 47,3% l’ont trouvé correcte voire trop courte (pour 3,5% d’entre eux), 44,3% l’ayant estimée tout de même un peu longue, et 8,4% l’ayant perçue comme trop longue. Pour les salariés, la durée de « SecretCAM handicap » ne semble donc pas être une condition de motivation à aller jusqu’au bout du jeu.

D’autres éléments ne seraient-ils pas sous-jacents à vouloir une réduction du temps du jeu ? C’est dans le débat qu’ils ont émergé :
- A été exprimée la crainte de voir des salariés jouer plusieurs fois à un jeu de 40 minutes, sans possibilité de contrôle du temps par l’employeur. En effet, contrairement aux modules e-learning plus classiques beaucoup plus linéaires accompagnant les apprenants d’un point A à un point B, les principes de rétroaction et d’apprentissage par essai erreur dans un serious game de type éducatif rend l’expérience de jeu beaucoup moins prévisible pour ce qui est de la gestion du temps.
- A été également formulée la crainte que les Jokers allongent encore plus l’expérience de jeu. A noter qu’une limitation du nombre de Jokers aurait inévitablement eu une incidence sur le game design du jeu, remettant en cause sa courbe de difficulté, notre souhait étant d’éviter le game over du joueur.
Pourtant, le temps moyen des expériences de jeu calculé à partir des 38704 joueurs en ligne comptabilisés à ce jour est aux alentours de 40 mn, avec une utilisation moyenne de 2 à 3 Jokers. Aucun « débordement » n’est donc observé.
Au regard de ces derniers points, nous mesurons bien l’incidence que peut opérer le contexte de diffusion du serious game et le rapport au ludique dans un cadre professionnel sur la conception même du jeu.


Aussi, la durée du jeu n’entrerait-elle pas en conflit avec la notion de productivité des entreprises ? Certes, 35 à 40 minutes de jeu par salarié sur temps de travail, pour des grandes structures, cela représente un coût salarial non négligeable, d’autant plus que nous ne sommes pas, dans le cadre de cette expérimentation, dans un dispositif formel de formation imputable au titre du plan de formation.
Le fait de passer de 20 à 40 minutes là où le temps est compté pour répondre aux objectifs de productivité, ne poserait-il pas les limites d’une action de sensibilisation par rapport à une action de formation ? Prescription du jeu pour sensibiliser… mais à condition de ne pas y passer trop de temps. Je soulève ici l’injonction paradoxale du jeu à la fois prescrit par l’entreprise-institution, autorisé, mais également perçu par cette même organisation comme « perturbant » du fait de son mode d’appropriation libre par le salarié-joueur.
Au final, si la majorité des partenaires a diffusé le jeu auprès de ses salariés (et je souligne à nouveau ici, en tant que responsable de ce projet, leur forte mobilisation et leur engagement), et très large pour certains, la demande de produire une version deux fois plus courte a été plusieurs fois exprimée par l’un d’entre eux dont la structure n’a toujours pas diffusé le jeu. Satisfaire cette demande reviendrait à modifier le scénario du jeu et le scénario pédagogique, et donc à produire un autre jeu.
Sans aucune polémique, tout le monde s’accorde à penser que sans la loi de 2005 (sur l'égalité des droits et des chances des personnes handicapées), ni les amendes dont les montants sont désormais incitatifs (1500 fois le Smic horaire par poste non pourvu), l’embauche de personnes handicapées ne serait pas envisagée. Aussi, comme la dialectique entre les notions de « productivité et handicap », celle relative aux notions de « productivité et apprentissage par le jeu au travail » semble intéressante à interroger. Car, la question de la pertinence d’un serious game comme dispositif facilitant l’intégration des personnes handicapées en milieu professionnel ordinaire suppose en premier lieu, bien évidemment, qu’il y ait expérience de jeu effective.

Mais, l’entreprise est-elle le lieu où l’on peut jouer ? Image doc SG
Dans « les jeux et les hommes », Roger Caillois définit le jeu comme « essentiellement une occupation séparée de la vie courante, soigneusement isolée du reste de l’existence, et accomplie en général dans des limites précises de temps et de lieu » (Caillois, 1958, p.37)2. Roger Caillois écrit ceci en 1958, à une époque où l’ordinateur n’avait pas encore envahi les espaces de travail et où l’accès à l’Internet, et notamment aux jeux en ligne, ne pouvait être considéré comme un risque de « détournement » du salarié de son activité professionnelle.
Cette acception semble cependant toujours d’actualité dans bon nombre d’organisations au regard des restrictions imposées aux salariés  et encore souvent constatées surtout dans les grandes entreprises (je parle ici d’une manière générale et non en référence aux entreprises parties prenantes du projet) : limitation de l’accès à l’Internet avec impossibilité de se connecter à sa messagerie personnelle, proscription de visionnage de vidéos en ligne, blocage de l’accès aux réseaux sociaux et aux mini-jeux sur Facebook…Au travers de la limitation de l’accès à Internet sur le lieu de travail, il s’agit plus encore de la question de la limitation de la liberté d’accès, la sphère privée étant bannie des organisations, comme nous le précise l’étude conduite en 2011 par Stéphana Broadbent (Broadbent, 2011)3.
Au regard de ses travaux d’études, Stéfana Broadbent, enseignante en anthropologie du numérique à l’University College de Londres, considère que la restriction d’Internet et des appareils personnels de télécommunication dans les organisations, relève « bien davantage de questions culturelles qu’économiques, et a à voir avec le contrôle, la hiérarchie et la perception du travail lui-même » (Broadbent, p.100). En nous appuyant sur les travaux de Broadbent, nous pouvons nous poser la question suivante : ce qui serait en jeu ne serait-il pas tant l’usage du serious game, que le niveau de confiance et de contrôle exercé au sein d’une structure (Broadbent, p.127).
Consultation de messageries personnelles, visualisation de vidéos en ligne (selon la bande passante disponible sur les réseaux des entreprises), usage des réseaux sociaux…inquiètent un certain nombre d’employeurs, sans compter désormais l’accès à des jeux multi-joueurs en ligne de type « social game » tels que FarmVille, Cafe World, Restaurant City, Pet Society, Happy Aquarium…très populaires auprès de salariés qui se connectent fréquemment pendant leurs heures de travail.
Quelques études ont été réalisées sur la question de l’impact de la productivité du travail face à l’accès à l’Internet sur le lieu professionnel.
Il convient de bien différencier ici celles issues de sociétés commerciales, qui n’ont d’autres finalités que de vendre des solutions informatiques de type filtrage d’Url, Proxy, Firewall et dont la méthodologie d’étude ne fait référence à aucun fondement scientifique en se limitant à la collecte de données de connexions de salariés, de celles dotées d’une véritable posture épistémologique et conduites par des instituts universitaires de recherche.
Aussi, selon par exemple la dernière étude « réalité de l’utilisation d’Internet au bureau » de la société Olfeo4 (société éditrice de solutions informatiques de proxy et de filtrage de contenus permettant aux entreprises de maîtriser l’accès et l’utilisation d’Internet de leurs salariés), réalisée en 2010 et publiée en 2011, environ une heure par jour serait consacrée en moyenne à l’usage d’Internet pour des motifs non professionnels, ce qui représenterait d’après Olfeo six semaines de congés par employé et par an et une baisse de productivité de 14%. D’autres études ou articles du même type sont diffusés et avancent des pertes de productivité dont le pourcentage est variable.


Cependant, s’il semble incontestable que les collaborateurs des entreprises dont l’accès à l’Internet n’est pas contrôlé passent effectivement un certain temps à naviguer sur le Web, ce temps passé ne serait-il pas facteur de récupération intellectuelle ou psychique favorisant une meilleure productivité à la reprise de l’activité professionnelle. Anand Tatambhotla, consultant dans une société de conseil de Bangalore compare ces temps de connexion à des « pauses en ligne »5, avis partagé par Santosh Chaturvedi, psychiatre au National Institute of Mental Health and Neuro Sciences de Bangalore qui avance l’idée selon laquelle ces temps permettent aux salariés de prendre un peu de recul et d’améliorer la concentration et la productivité lors de la reprise du travail.
Plusieurs résultats d’études universitaires conduites par des chercheurs convergent vers cette même conclusion. Une étude menée par l’Université de Hambourg sur 833 collaborateurs d’organisations, révèle que jouer à des jeux en ligne sur son  lieu de travail augmente la productivité. Outre la récupération intellectuelle, l’amélioration de la sociabilité, l’ouverture d’esprit et la réactivité semblent améliorées6.
Une étude du Docteur Brent Coker7 du département Management et Marketing de l’Université de Melbourne, réalisée auprès de 300 collaborateurs, conclut sur un gain de productivité d’environ 9% en faveur de salariés procédant à des « pauses Web » par rapport à ceux dont on n’observe pas ce type de pratique, à condition de ne pas dépasser un temps raisonnable de navigation journalière.


Cependant, dans le cadre d’un serious game diffusé par l’entreprise, pour que le salarié se sente en confiance pour jouer au travail, et donc passer à l’acte de jouer, il semblerait nécessaire que l’autorisation de jeu soit « officialisée » dans l’entreprise. En effet, la conduite des entretiens individuels auprès de salariés ayant expérimenté « SecretCAM handicap », a permis de soulever une autre dimension de la contradiction entre jeu au travail versus productivité. Il s’agit du regard des autres collègues face à l’expérience de jeu. « SecretCAM handicap », comme beaucoup de jeux vidéo, intègre un univers sonore. Lorsqu’il joue, qu’il soit équipé de casque audio ou d’enceintes, le salarié affiche clairement qu’il n’est plus en situation de travail. Dans le cadre de l’expérimentation, si certaines entreprises ont opté pour un accès au serious game via des postes informatiques installés dans des salles dédiées, d’autres ont opté pour l’accès depuis les postes informatiques individuels. De plus, dans de nombreux cas, la diffusion s’est réalisée dans un premier temps dans certains services, avant information à l’ensemble du personnel. Certains salariés ont exprimé avoir ressenti une appréhension à se faire « surprendre » en plein expérience de jeu par des collègues d’autres services. L’organisation des temps individuels d’autoformation sur poste de travail via des ressources numériques audio ou vidéo, alors même que l’ensemble des collaborateurs d’une entreprise n’en est pas informé, se heurterait à la représentation sociale de l’image du salarié contributeur de la production collective de l’entreprise.


Le paradoxe du jeu « prescrit-interdit » semble d’ailleurs renforcé par le comportement implicite de certains salariés eux-mêmes, lorsqu’ils hésitent à s’autoriser à jouer alors même que le serious game  est mis à disposition par la direction de l’entreprise. Lors d’un entretien, Jeanne (nom d’emprunt), s’exprimait ainsi : «  tout le monde a joué dans le service sauf ceux qui viennent juste d’arriver. Ils sont en CDD, je pense que c’est pour ça qu’ils n’ont peut-être pas osé prendre le temps de jouer ».


En conclusion de cet article, je dirais que face aux enjeux humains et sociétaux d’intégration professionnelle des personnes en situation de handicap, la question des 20 ou 40 minutes de jeu semble bien dérisoire. D’autant plus que nous pouvons supposer que 40 minutes d’expérience de jeu sur « SecretCAM handicap » ne seraient pas contreproductives au regard des études universitaires réalisées sur les effets bénéfiques du jeu au travail sur la productivité des salariés, et même seraient intéressantes pour la thématique du handicap au regard des effets sur la sociabilité et l’ouverture d’esprit.
Le psychanalyste Michaël Stora, spécialiste des jeux vidéo, ne disait-il pas « qu’il est beaucoup plus facile de travailler avec des gens qui sont joueurs dans la vie privée » (Stora, 2009)8. Raison de plus pour utiliser le serious game à des fins de sensibilisation et de formation dans le cadre professionnel.

Le prochain article, neuvième de la série, poursuit la réflexion sur le contexte de jeu en continuité de cet article. Il porte le titre : « Jeu au travail – jeu à domicile : paradoxe et iniquité ».
Merci de votre lecture et à bientôt.

François Calvez - [email protected]
Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.

Notes et bibliographie :

1 Voir article d’Olivier Mauco du 21 avril 2011, Le jeu vidéo, le politique, le citoyen, publié sur le site Knowtex, média social de la culture scientifique et technique : http://www.knowtex.com/blog/olivier-mauco-le-jeu-video-le-politique-le-citoyen/
2 Caillois, R., ouvrage, Les jeux et les hommes, le masque et le vertige, Editions Gallimard, collection folio essais, 1967 (1ère édition 1958).
3 Broadbent, S., ouvrage, L’intimité au travail, la vie privée et les communications personnelles dans l’entreprise, Editions Fyp, 2011
4 http://www.olfeo.com/pdf/real_util_web.pdf. Ce document précise que « l’étude a été réalisée en 2010 auprès de 50 entreprises de divers secteurs, de taille variable, représentant plusieurs milliers de salariés quelques soient leurs fonctions ou leurs niveaux hiérarchiques ». L’entreprise Olfeo précise également que « Les utilisateurs observés n’ont jamais été limités dans leur navigation Internet au bureau et les résultats sont donc l’expression de la réalité de l’utilisation de l’Internet ».
5http://www.01net.com/editorial/510306/les-jeux-sur-reseaux-sociaux-nouveau-fleau-des-entreprises/
6 “In sum, the results of the present study illustrate that computer games have a significant recovery potential”.
7 http://newsroom.melbourne.edu/news/n-19
8 Stora, M., communication vidéo, « Le jeu vidéo qui soigne », 3èmes Assises du jeu vidéo, Palais Bourbon, jeudi 30 avril 2009 :
http://www.dailymotion.com/video/x96m5g_michael-stora-aux-3emes-assises-du_videogames

31 décembre 2012

Serious game « SecretCAM handicap » - 7 : « Effets du serious game sur les salariés : l’hypothèse de l’existence d’une boucle d’apprenance »

Par François Calvez

Voir article précédent : « La question du handicap dans le jeu et les objectifs pédagogiques »

Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

En France, la recherche sur les serious games s’intensifie depuis ces trois dernières années et les jeux sérieux constituent un champ d’investigation pour les chercheurs de multiples disciplines. Pour autant, ceux qui s’y penchent font encore aujourd’hui figure de pionniers. Comme le soulignent Eric Sanchez et ses collègues dans un article de la revue internationale des technologies en pédagogie universitaire paru en 2011, « les résultats des recherches récentes sur les serious games restent fragmentaires et les besoins de résultats empiriques permettant de faire le point sur l’impact des jeux sur l’apprentissage et les conditions à satisfaire pour qu’un jeu ait un réel impact sur l’apprentissage, restent d’actualité » (Sanchez & al., 2011)1.

Là est toute la problématique : quelles conditions doit-on satisfaire pour qu’un jeu ait un réel effet sur l’apprentissage ? Dans la continuité de la conception de notre jeu et sur la base d'une expérimentation auprès de salariés des organisations partenaires, j'ai conduit une étude de type ethnographique (Cf. article 2 « le cadre du retour d’expérience »), cadre théorique à l'appui, sur les effets du serious game « SecretCAM handicap » quant à l'évolution du regard sur le handicap au travail pour les usagers du jeu, afin de rapporter des éléments d’observation permettant la formulation d’hypothèses propres au cadre d’expérimentation.

Il convient tout d’abord de préciser ce que j’entends par changement du regard. Comme précisé dans les articles précédents, par ces termes il faut entendre processus d’apprentissage conduisant à l’évolution des représentations et des comportements face au handicap. Cette évolution, pour qu’elle s’inscrive dans la durée au niveau d’une organisation, ne doit pas se limiter au seul plan individuel, elle concerne le collectif.

Plus précisément ma question de recherche était la suivante :

« Le recours à un dispositif ludoéducatif numérique, de type serious game vidéo, est-il pertinent en termes d’apprentissage et de création de débats interpersonnels dans les organisations, pour changer le regard et faire évoluer les représentations sociales des salariés sur le handicap en milieu professionnel ordinaire ? »

Cette problématique soulève une multitude de questions intéressantes à explorer : traiter, par le jeu, d’une thématique aussi complexe que le regard sur le handicap au travail est-il pertinent ? Qu’en est-il de la relation entre jeu et travail ? Quelles motivations pour les salariés à jouer à un jeu sur le handicap en dehors de tout dispositif formel de formation ? Est-il possible d’identifier des conditions préalables à satisfaire pour que le jeu ait un réel effet sur les représentations ? Qu’est-ce qui se joue dans un serious game en matière d’émotion et de cognition ? Et quels sont les effets observables suite à l’expérience de jeu sur le serious game « SecretCAM handicap » ? Ce jeu génère-t-il juste de la sensibilisation ou provoque-t-il une démarche d'introspection des joueurs pour de réelles prises de conscience ? Une expérience de jeu sur serious game est-elle véritablement un catalyseur d’échanges interpersonnels, voire de débats dans les organisations sur la question du handicap au travail, conduisant à une prise de conscience collective ?

Sur la base d’expériences de jeu réalisées sur ce serious game, il s’agit donc de conduire une recherche-action prenant en compte des dimensions pédagogiques, psychosociologiques, anthropologiques (dans la mesure de ce que j’ai pu observer).

Pour cela, j’émets l’hypothèse selon laquelle le processus conduisant à un changement collectif du comportement répondrait à ce que j’appelle une « boucle d’apprenance » - pour reprendre le terme d’apprenance de Philippe Carré (Carré, 2005)2 - dont l’origine serait l’expérience du jeu sur le serious game « SecretCAM handicap ». Philippe Carré qualifie l’apprenance comme un processus de passage de l’attitude aux pratiques, l’attitude étant tout d’abord le résultat d’un apprentissage suite à une « évaluation affective associée à la représentation cognitive de l’objet sujet de l’évaluation» (Carré, 2005)3.

Le serious game « SecretCAM handicap », diffusé au sein d’organisations, pourrait donc jouer le rôle de catalyseur d’une évolution des représentations et des comportements face au handicap au travail. Pour mieux appréhender ce que je vais développer, je propose une schématisation de cette « boucle d’apprenance », processus en trois étapes articulé autour de trois pôles - individuel, collectif et social – processus interrogé au travers de l'étude ethnographique auprès d’usagers du jeu et dont j’exposerai les observations dans les prochains articles.

Boucle d'apprenance

Etape 1 : le pôle individuel – confrontation des schèmes de pensée du joueur avec ceux convoqués dans le jeu

Ce pôle correspond à un temps d’expérience de jeu individuelle sur le serious game vidéo « SecretCAM handicap ». Pour changer le regard sur le handicap et rompre la glace de comportements souvent inhibés, « SecretCAM handicap » a pour objectif de proposer au joueur d’opérer, si nécessaire et par immersion, une transformation de ses représentations par confrontation à des situations simulées du réel.

En référence à la théorie piagétienne du développement des connaissances (Piaget, 1967)4, il s’agit de convoquer les schèmes de pensée existants du joueur pour les confronter à ceux proposés dans le jeu et tenter, ainsi, de procéder au travers de l’action de jeu, à un processus « d’accommodation des structures mentales à la réalité » visant la construction de nouveaux schèmes. L’accommodation correspond à un « ajustement », à un élargissement des schèmes de pensée déterminé par le milieu extérieur, à un processus de « déconstruction-reconstruction » du savoir et des représentions mentales.

Cet ajustement fait référence à l’apprenance de Philippe Carré. Ce dernier décrit les attitudes comme « des variables médiatrices entre l’information (reçue du milieu extérieur par un individu) et la réponse (son comportement). Elles sont prédictives des comportements » (Carré, 2005). Ceci nous rapproche de la théorie sociocognitive. Cette dernière considère en effet que les cognitions (représentations, prises de conscience…) jouent un rôle majeur de médiation entre l’action de l’environnement et les réponses comportementales (Carré, 2005, citant Bandura).

Par analogie, l’action de l’environnement correspond à ce qui est proposé dans le jeu et les réponses comportementales sont celles adoptées par le joueur au travers de ses choix. L’objectif est donc de mettre à l’épreuve les représentations du joueur en lui proposant de réagir à un environnement simulé, par des actions de jeu de type choix comportemental.

De plus, partant du principe que « la capacité d’un individu à apprendre est définie en fonction de son état émotionnel » (Postle, 1993)5, le processus d’accommodation serait favorisé par la convocation du registre émotionnel du joueur pour une évaluation affective d’une situation à laquelle il est confronté.

Les émotions jouent en effet un rôle important dans l’environnement social dans lequel tout individu évolue. Par émotion, il faut entendre ici « affect, donc ce qui est éprouvé, ressenti, […] » (Paveau, 2012)6. La dimension affective est donc un élément à interroger dans l’expérience de jeu vécue au travers d’un serious game tel que « SecretCAM handicap ». Ceci, d’autant plus que le principe de rétroaction propre aux serious games, notamment éducatifs, favorise l’apprentissage par essai erreur et autorise le joueur à expérimenter sans risque, avant une transposition future dans un autre contexte, réel, professionnel dans notre cas.

En conséquence, l’hypothèse est formulée selon laquelle l’expérience sur le serious game « SecretCAM handicap » va être le catalyseur d’une expérience projective, facteur de questionnement réflexif. Cela suppose d’étudier l’expérience de jeu selon différentes dimensions, inhérentes au serious game, mais aussi d'ordre socio-culturel et socio-institutionnel : appropriation par le joueur de la sémantique du jeu, sentiment d’immersion, réalité simulée, crédibilité du jeu, imbrication du scénario de jeu et du scénario pédagogique, motivation à jouer, plaisir de jeu,…dans le contexte singulier de l’expérience de jeu en entreprise.

Mais l’expérience de jeu individuelle est-elle suffisante pour parvenir à la construction de nouveaux schèmes de pensée sur la question des représentations sociales du handicap ? Quel rôle peut jouer l’échange interpersonnel sur cette évolution ? Ce qui renvoie à la question des interactions sociales et du rôle que jouent ces dernières dans les apprentissages.

 

Etape 2 : le pôle collectif – les expériences de jeu comme catalyseur des échanges interpersonnels spontanés

Espace virtuel, actualisation dans la réalité et interactions sociales

Il se peut qu’après avoir « vécu » une expérience de jeu virtuelle sur la question du handicap en entreprise, le joueur ne réinvestisse pas ce qu’il a pu en retirer lorsqu’il est confronté à une relation réelle avec un collègue en situation de handicap.

Cela pose la question soulevée par Serge Tisseron sur la place que prend le virtuel numérique par rapport à la forme de virtuel psychique dont parle Winnicott (Tisseron, 2012)7. En référence à D. Winnicott, il précise que la relation que nous entretenons avec le virtuel doit être envisagée comme une composante de notre vie psychique. Tisseron nous dit que « l’être humain préfère parfois lier ses émotions et ses sentiments à des représentations mentales plutôt qu’à des objets concrets » (Tisseron, 2012, p.2). Il poursuit en précisant « qu’il arrive que nous préférions rêver le monde plutôt que de nous confronter à lui ».

Pour Serge Tisseron les objets virtuels sont beaucoup moins importants que le processus de virtualisation visant à virtualiser les données de l’expérience grâce à notre capacité d’abstraction, dans le but d’opérer de nouvelles synthèses, points de départ de nouvelles représentations. En ce sens, on retrouve ici la théorie piagétienne relative à l’accommodation des schèmes de pensée appliqués dans ce cas à une situation de rencontre avec les objets numériques.

Selon Tisseron, ce processus de virtualisation peut permettre de modifier nos habitudes de pensée, à condition cependant qu’une actualisation s’opère afin de recueillir les fruits de cette virtualisation.

Il poursuit en considérant que « ce serait une erreur de qualifier les objets numériques présents sur nos écrans d’objets virtuels. Leur virtualité existe bien, mais ce n’est que l’un des deux pôles de leur construction. L’autre est leur actualisation permanente, qui transforme justement la virtualité en actualité » (Tisseron, 2012, 72).

Les objets de nos écrans sont au carrefour du virtuel et de l’actuel exactement comme nos objets psychiques (Tisserron, 2012, p.72). Par actuel Serge Tisseron signifie degré de rapport à la réalité. Pour expliquer son propos il fait le parallèle avec la « correspondance écrite » qui définit une relation d’objet virtuelle (la lettre) avec un interlocuteur réel (le destinataire de la lettre). Si le destinataire n’est pas présent lors de la rédaction, il n’en est pas pour autant un objet virtuel. Le risque serait d’ignorer le rôle actuel et concret de la relation, lors d’une prochaine rencontre réelle avec le destinataire de la lettre. Car nous nous construisons au travers des autres. « L’actualisation de nos identités est toujours relationnelle » (Tisseron, 2012, p.107), et c’est par le processus continu d’actualisation de nos identités dans nos contacts avec d’autres que nous devenons ce que nous sommes » (Tisseron, 2012, p.108).

Cette interaction interpersonnelle n’est pas sans nous rappeler la pensée de Lev Vytgoski (Vygotski, 1934)8 - père du socioconstructiviste et sur lequel de nombreux chercheurs ont depuis fondé leurs travaux - relative au rôle des interactions sociales et du champ socioculturel dans l’apprentissage et la construction des connaissances. La théorie de Lev Vygotski ajoute à la théorie interactionniste de Piaget la perspective interactionniste socioconstructiviste de l’influence de l’activité collective et de la médiation d’autrui sur le développement cognitif, permettant ainsi à l’apprenant de faire, avec et par les autres, des apprentissages qu’il n’aurait pu réaliser seul (Vygotski, 1985)9. La confrontation de points de vue différents, voire divergents, peut être perçue comme un « processus de négociation au plan cognitif, source de motivation à acquérir de nouvelles connaissances » co-élaborées.

En rester à une expérience virtuelle de mise en situation de confrontation à la question du handicap, même simulée au plus proche de la réalité, ne serait donc pas satisfaisant.

Le réinvestissement dans la réalité semble donc plus que souhaitable pour aller dans le sens d’une évolution effective des comportements.

L’hypothèse est donc formulée selon laquelle ce réinvestissement pourrait s’opérer, progressivement, tout d’abord au travers d’échanges entre collègues (en situation de handicap ou non) ayant expérimenté le jeu.

Le serious game, plus que tout autre média, de par son caractère intrinsèque immersif impliquant et ludique, son potentiel imaginaire, sa capacité à convoquer le registre émotionnel du joueur, ne serait-il pas un excellent catalyseur d’échanges interpersonnels spontanés entre salariés sur la question du handicap en entreprise ? Là où le mutisme était de mise concernant le handicap au travail, les salariés ne seraient-ils pas tentés, dans un premier temps, de discuter de leur expérience de jeu, des personnages, de comparer leur score…pour finalement échanger sur la question du handicap, évoquer plus facilement leurs propres représentations, les confronter avec celles des collègues et les « négocier » au sens du débat collectif ? La mécanique de jeu comme catalyseur spontané d’un débat interpersonnel sur une question complexe, une passerelle entre la forme et le fond, un pont entre le « but du joueur » et le « but du jeu », un passage de l’implicite à l’explicite…c’est l’hypothèse que je formule pour cette deuxième étape, en dehors de tout dispositif formel de formation.

Il va de soi, et j’en ai bien conscience, qu’un dispositif formel de formation mis en place par l’entreprise, avec débriefing collectif post expérience de jeu, systématiseraient, « institutionnaliserait » ces échanges.

Les chercheurs Alvarez et Djaouti nous rappellent que, comme dans tout dispositif de formation, le bilan final permettant d’évaluer les activités d’un joueur fait partie intégrante de l’ingénierie de formation d’un jeu éducatif (Alvarez & Djaouti, 2010)10. Comme dans tout dispositif de formation, un temps de débriefing final permet de conscientiser les acquis. Ce bilan de l’activité de jeu participe à un travail de distanciation opéré par l’apprenant grâce à la médiation du groupe et du formateur référent, lui permettant une meilleure assimilation de l’expérience pédagogique qu’il vient de vivre.

Dans le projet d’étude des effets de « SecretCAM handicap », l’intérêt du débriefing final n’est pas du tout occulté, bien au contraire, il est central. L’intérêt est bien ici de tenter d’observer, dans un contexte professionnel, ce que j’appellerai le « pouvoir » des usages des technologies numériques immersives sur les interactions spontanées entre collègues proches, d’un même service, post expérience de jeu, en dehors de tout dispositif formel. Il s’agit d’observer jusqu’où ce « pouvoir » peut s’exercer, la thématique du handicap, socialement empreinte d’humanisme, n’étant a priori pas étrangère à ce processus spontané. Tout au moins, il s’agira d’observer si le serious game pourrait poser les bases solides d’un dispositif plus formel visant la conduite du changement du regard sur le handicap en entreprise.

 

Etape 3 : le pôle social – Nouveaux savoirs validés par le collectif social aboutissant à la transformation du jugement social et des comportements collectifs en entreprise face au handicap en situation professionnelle

Si la norme sociale, régulatrice de nos comportements, permet d’arborer une attitude « politiquement correcte », le jugement social peut s’appuyer sur de nombreux préjugés. 

Dans cette troisième étape, il s’agit de considérer que le groupe social constitué par les salariés d’un même service d’une même organisation, puisse parvenir, suite aux deux étapes précédentes, à modifier collectivement ses jugements sociaux et par voie de conséquence ses comportements collectifs face au handicap. Tout au moins de manière plus explicite et prévalant dans le cadre professionnel, favorisant ainsi l’intégration de collègues en situation de handicap.

Je m’appuie ici sur les propos de Catherine Esnard, cette dernière définissant la norme sociale en tant que « concept nous permettant d’appréhender comment l’environnement social au sens large, c'est-à-dire les influences groupales et culturelles, devient prescriptif des comportements et jugements individuels » (Esnard, 2009, p.68)11.

Citant Yzerbyt et Schadron, Catherine Esnard formule l’idée selon laquelle « un jugement social sur autrui est un acte hautement social par lequel le percevant se trouve soumis à un ensemble de contraintes d’ordre normatif et non plus informationnel » (Esnard, 2009, p.11). Elle défend l’idée que le jugement n’est pas un acte individuel, mais au contraire un acte dépendant des opinions qui traversent le champ social. Or, le jugement social est susceptible d’être transformé, la perception qu’un individu a des autres personnes ou des événements sociaux étant variable suivant le contexte dans lequel elle s’effectue (Esnard, 2009).

Aussi, la co-élaboration des savoirs telle qu’elle est pensée dans la perspective socioconstructiviste permet en quelque sorte de s’assurer de la validation des nouveaux savoirs par le collectif social. On retrouve ici la différence qu’opère Perriault s’appuyant sur les travaux de la psychologie cognitive dans la construction de différents savoirs, entre ce qu’il nomme « savoirs simples » relevant d’une observation, d’une expérience personnelle, et « savoirs validés » par la discussion, éprouvés par l’expérimentation et légitimés par la société » (Perriault, 2002, cité par Carré, 2005, p.89)12.

 

Je termine le développement de mon propos sur l’hypothèse de l’existence de cette « boucle d’apprenance », en supposant qu’une seconde expérience de jeu, si nécessaire, suite au déroulement de cette boucle, pourrait conduire à un parcours de jeu différent et à une évolution progressive des comportements selon un processus itératif.

En définitive, il s’agira donc d’observer et de décrire si le serious game vidéo « SecretCAM handicap », au travers de l’expérience de jeu qu’il propose, a su convoquer individuellement le registre émotionnel des salariés grâce aux mécanismes intrinsèques du jeu vidéo (sentiment d’immersion par voix off, jeu en première personne…, confrontation à une réalité simulée…), puis générer des échanges interpersonnels spontanés voire du débat social dans les entreprises sur la question du handicap, aboutissant à une nouvelle représentation sociale du handicap en situation professionnelle collectivement partagée. Cela revient également à questionner les effets du potentiel culturel et imaginaire de l’usage des technologies, de  s’interroger sur le jeu au travail, de mettre en évidence ce qui se joue au niveau des représentations du handicap, de chercher à décrire ce qui s’inscrit en creux, en négatif, pour reprendre les mots de René Kaës ou encore de Jean Luc Rinaudo.

La boucle d’apprenance fonctionne-t-elle ? Nous verrons dans les prochains articles ce que l’étude et l’analyse nous livrent.

Le prochain article, huitième de la série, porte le titre : « Entreprise, jeu et productivité : l’injonction paradoxale du jeu prescrit–interdit ». L’expérimentation étant réalisée dans le cadre professionnel, une étude de type ethnographique et l’analyse de la boucle d’apprenance se doivent de questionner l’influence du contexte de jeu sur l’expérience de jeu des salariés.

Merci de votre lecture et à bientôt.

François Calvez - [email protected]

Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.

 

Notes et bibliographie :

1 Sanchez, E., Ney, M., Labat, J.M., publication, « Jeux sérieux et pédagogie universitaire : de la conception à l’évaluation des apprentissages », Revue Internationale des Technologies en Pédagogie Universitaire, volume 8, (1-2), pp. 48-57, 2011 : http://www.ritpu.org/IMG/pdf/RITPU_v08_n01-02_48.pdf

2 Carré, P., ouvrage, L’Apprenance, vers un nouveau rapport au savoir, Editions Dunod, Paris, 2005.

3 Philippe Carré décrit la position des psychologues sociaux pour lesquels « l’attitude résulte d’un mélange de croyances (dimension cognitive), d’émotions (dimension affective), et d’intentions (dimension pré-comportementale) » et évoque Reuchlin pour qui l’attitude est une « disposition à réagir d’une certaine façon à l’égard des problèmes sociaux à signification collective » (Carré, 2005, p.113).

4 Piaget, J., ouvrage, La construction du réel chez l’enfant, Editions Delachaux et Niestlé, Neuchatel, 1967.

5 Postle, G., ouvrage, Putting the heart back into learning. In: Boud, D., Cohen, R. & Walker, D. (Eds.), Using Experience for Learning, SRHE & Open University Press, Buckingham, 1993.

6 Cf. article de Marie Anne Paveau, Désir épistémologique et émotion scientifique, janvier 2012 : http://infusoir.hypothese.org/2182. Dans cet article, Marie Anne Paveau traite de l’émotion scientifique et fait le parallèle avec le plaisir cognitif. L’affect n’est pas défini par opposition à l’intellect, ni l’émotion par opposition à la raison, « ces deux pôles sont à considérer comme un continuum » (Paveau). Les travaux en sciences cognitives et en neurosciences depuis les années 90 ont mis en exergue, non pas l’opposition, mais bien contraire la contribution des émotions à la raison.

7 Tisseron, S., ouvrage, Rêver, fantasmer, virtualiser - Du réel psychique au virtuel numérique, Editions Dunod, Paris, 2012.

8 Lev Vygotski, Pensée et langage, Editions La Dispute, 1997 (première édition russe 1934).

9 Vygotski, L., ouvrage, Le problème de l’enseignement et du développement mental à l’âge scolaire. In B. Schneuwly & J. P. Bronckart (Eds.), Vygotsky aujourd’hui. Editions Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1985.

10 Alvarez, J., Djaouti, D., ouvrage, Introduction au Serious Game, Editions Questions théoriques, 2010.

11 Esnard, C., ouvrage, Le jugement social, Editions Dunod, Paris, 2009.

12 Perriault, J., L’accès au savoir en ligne, Editions Odile Jacob, Paris, 2002.

17 décembre 2012

Serious game « SecretCAM handicap » - 6 : « La question du handicap dans le jeu et les objectifs pédagogiques »

Par François Calvez

Voir article précédent : « Le théâtre forum : un outil collectif d’objectivation des représentations individuelles pour la genèse d’un scénario de jeu ancré dans la réalité ».

Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam2.fr/

1) La question du handicap dans le jeu

11Le projet de recherche sur les usages et les effets du serious game vidéo « SecretCAM handicap » vise à interroger les représentations sociales du handicap en entreprise et plus particulièrement la notion de stigmate du handicap dans les organisations.

Le handicap ne laisse pas indifférent. Une empathie face aux difficultés rencontrées par les personnes en situation de handicap nous conduit à une compassion humaniste, mais elle renvoie aussi l’image de ce que nous pourrions potentiellement être. Au-delà de la question d’acceptation de la différence, le handicap renvoie à la question de la ressemblance. Ce qui peut susciter une gêne, un évitement. En illustration de ce propos je citerai le texte d’Elisa Rojas, personne handicapée atteinte de la maladie des os de verre : « Le problème c’est que la maladie et les accidents auxquels le handicap est rattaché frappent l’imagination, notamment celle de ceux qui en sont le plus éloignés. Ils renvoient à la douleur et à la mort, cristallisant ainsi une multitude d’angoisses » (Rojas, 2009, p.69)1.

Elle avance également l’idée selon laquelle, dans tout rapport à la différence, qu’il s’agisse de stigmatisation ou de discrimination, les ressorts sont toujours les mêmes : « Seuls les fantasmes changent, mais le processus est le même : il s’agit de réduire une personne à un seul élément inhérent à sa personne, qu’il n’a pas choisi et qu’il ne peut changer » (Elisa Rojas, 2009, p.76).

Ainsi, le rapport que nous entretenons avec le handicap et le stigmate est quelque peu complexe.

Pour le sociologue Erving Goffman, le mot stigmate « sert à désigner un attribut qui jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu’en réalité c’est en termes de relations et non d’attributs qu’il convient de parler » (Goffman, 1977, 1963, p.12)2.

Ce focus sur la notion de relation interpersonnelle plutôt que d’attribut est particulièrement intéressant pour la création du serious game « SecretCAM handicap » dont la volonté n’est pas de faire état de pathologies, donc d’attributs, mais bien de représentations sociales conditionnant la relation, évitant ainsi à priori de faire un jeu qui stigmatise le handicap malgré lui (l’étude ethnographique nous apporte des éclairages sur ce point, nous le verrons).

Par ailleurs, Erving Goffman avance l’interrogation suivante : « l’individu stigmatisé suppose-t-il que sa différence est déjà connue ou visible sur place, ou bien pense-t-il qu’elle n’est ni connue, ni immédiatement perceptible par les personnes présentes ? » (Goffman, 1963, p.14).

A partir de cette question, il distingue deux types de sorts auxquels l’individu stigmatisé doit faire face : « l’individu discrédité » (handicap déjà connu conditionnant son acceptation par la société) et « l’individu discréditable » (handicap non connu immédiatement, qui est dissimulé). Ces deux situations renvoient aux notions de handicap visible et de handicap non visible.

Dans « SecretCAM handicap », le scénario met en scène Jean, en situation de handicap physique non visible. Ce choix nous permettait à la fois de bouleverser les clichés de la canne blanche et du fauteuil, d’éviter d'entrer par la complexité et la singularité des pathologies vécues individuellement de manière différente - ce qui pourrait conduire le jeu à stigmatiser le handicap malgré lui -, mais aussi d’apporter au jeu la dramaturgie générée par cette notion d’individu discréditable.

Regards figésLorsque Jean annonce son handicap non visible, les regards de ses collègues se figent, la représentation des autres change et la suspicion s’installe dans l’esprit de certains collègues. Jean aurait-il dû annoncer son handicap ? Il y a le Jean d’avant, et le Jean d’après l’annonce de son handicap. Certes, il n’est plus discréditable et passe au statut de discrédité puisque son handicap est désormais connu, mais cependant la non visibilité de son handicap alors même qu’il est doté de toutes ses capacités mentales laisse planer le doute sur la réalité de cet handicap dont Jean s’affuble.

Cette question de l’annonce du handicap a fait l’objet de beaucoup de discussions lors de la création du scénario. Comment l’amener dans le contexte du jeu ? Dès le début ? Au fur et à mesure ? Alors que faire ? D’autant plus que dans un souci de protection de l’intimité des personnes, la loi de 20053 encadre et protège la divulgation d’une information personnelle relative à un handicap. La médecine du travail a connaissance de la pathologie, l’employeur n’est mis au courant que des adaptations et des aménagements du poste de travail nécessaires pour pallier le handicap, quant aux collaborateurs, la situation de handicap d’un collègue n’est portée à leur connaissance que par le bon vouloir de celui-ci.

Erving Goffman précise que dans le cas d’un individu discréditable, « le problème n’est plus tant de savoir manier la tension qu’engendrent les rapports sociaux (entre un individu discrédité affublé d’un handicap visible connu et les « valides »), que de savoir manipuler de l’information concernant une déficience : l’exposer ou ne pas l’exposer ; le dire ou ne pas le dire ; feindre ou ne pas feindre ; mentir ou ne pas mentir ; et dans chaque cas, à qui, comment, où et quand » (Goffman, 1963, p.57).

Nous avons donc décidé d’une annonce dès le début du jeu, mais qui pouvait laisser planer le doute et la suspicion du fait de la non visibilité du handicap. C’est ce qui nous semblait le plus pertinent à proposer au joueur pour intensifier une expérience réflexive sur sa propre représentation du handicap, en dehors de tous clichés usuels.

Annonce JeanMais pour que cela fonctionne, il ne fallait pas de relation historique ni d’affect entre les protagonistes du jeu, notamment entre le joueur et les autres personnages, car « le traitement du stigmate est soumis dans son ensemble à la connaissance personnelle que l’on a ou non de l’individu qui en est affligé » (Goffman, 1963, p.72). Aussi, Jean est-il nouveau dans l’entreprise tout comme l’avatar du joueur. Les protagonistes, hormis les trois collègues plus anciens, n’ont donc aucune relation de connaissance.

Outre la question de l’annonce du handicap et de ce qu’elle produit chez les collègues proches, les entretiens exploratoires et les séances de théâtre forum avec l’ensemble des partenaires acteurs de la chaîne d’insertion (Cf.article 5), ont permis de faire émerger les choix des contenus d’apprentissage tirés de la réalité et relatifs à la relation dialectique qu’entretiennent les interactions interpersonnelles et le handicap au travail. Bien évidemment, « SecretCAM handicap » n’a pas pour ambition de traiter l’ensemble des représentations sociales liées au handicap en milieu professionnel ordinaire. Aussi, pour définir les contenus du jeu, des choix ont été opérés, motivés par ce qui semblait incontournable à traiter.

2) Les contenus et les objectifs pédagogiques

L’objectif du serious game vidéo « SecretCAM handicap » est de participer au changement de regard des salariés sur le handicap au travail. Par changement de regard il faut entendre processus d’apprentissage conduisant à l’évolution des représentations et des comportements face au handicap. Nous verrons dans le prochain article le processus supposé par lequel le serious game pourrait participer à cette évolution, processus qui a constitué un objet d'étude pour la recherche-action. Dans l’immédiat voyons les contenus thématiques du jeu auxquels le joueur est confronté.

En définitif, au travers des scènes du jeu, des dialogues, des comportements types identifiés et incarnés par les protagonistes du jeu (exclusion délibérée de Simon, compassion exacerbée d’Emma et indifférence de Yasmina)4, des informations contextuelles débloquées et des réponses aux Quiz lors des convocations chez le manager (Cf. article 3 « le game design du jeu »), le joueur est invité à adopter une posture réflexive quant à son regard sur le handicap face aux thématiques suivantes : 

- réactions suscitées par l’annonce du handicap d’un collègue…génératrices de peurs, de craintes…
- considérations face à l’aménagement du temps et du poste de travail…considéré comme un avantage,
- questionnement envers le handicap non visible…générant suspicion quant à la réalité effective ou au degré du handicap,
- sentiment d’iniquité entre salariés au regard de la répartition de la charge de travail, des contraintes personnelles…,
- représentations sociales associant handicap et incompétence, incapacité, absence d’autonomie, impotence...
- « docilité » des travailleurs handicapés…
3- comportements de stigmatisation (exclusion délibérée, indifférence, compassion exacerbée, héroïsme, négation des difficultés…). Concernant ce point, je tiens à préciser que le groupe projet a tenu à mettre un point d’orgue particulier sur la relation d’aide de type compassion exacerbée d’Emma. Du coup, le scénario du jeu est conçu à partir du postulat selon lequel le parcours des joueurs va majoritairement s’orienter vers Emma dont le comportement, plus consensuel au demeurant, est « socialement acceptable » - ce que l’observation des parcours de jeu confirme, nous y reviendrons. Or, sa relation d’aide de type compassion poussée à l’extrême va finalement conduire l’équipe dans une impasse, là où l’attitude d’exclusion de Simon se heurte à des contradictions pouvant l’amener à des prises de conscience débouchant sur une solution.

A chaque mission de jeu, correspond :

- une problématique face au handicap au travail,
- une mise en exergue de représentations sociales et de comportements associés,
- la traduction de la problématique en objectif pédagogique opérationnel,
- une ou plusieurs informations contextuelles apportant des éclairages plus théoriques sur la loi de 2005 et sur les enjeux d'une politique handicap pour les organisations.

Contrairement à des séances de formation e-learning plus « classiques », le joueur ne dispose pas des objectifs pédagogiques exposés clairement en début de parcours. Il les comprend au fur et à mesure de la conduite de sa mission ainsi qu’au travers du feedback de fin de mission.

Une « grille pédagogique » a permis d’établir clairement les éléments cités précédemment pour chacune des missions dont les objectifs pédagogiques sont les suivants :

- Mission 1 - étapes 1 et 2 : amener à considérer que l’annonce du handicap par un travailleur handicapé ne doit pas susciter de freins, de craintes, de fantasmes, de préjugés ou de représentations imaginaires particulières chez ses collègues.

- Mission 2 - étapes 1 et 2 : amener à considérer que les compensations et les aménagements du poste de travail d'un collègue en situation de handicap non visible ne relèvent pas d'un avantage.

- Mission 3 : étape 1 : faire comprendre que les difficultés ou contraintes personnelles de chaque collaborateur sont importantes à prendre en compte, qu’il s’agisse de handicap ou non, sans pour autant nier les difficultés rencontrées par les personnes en situation de handicap / étape 2 : faire prendre conscience qu'une personne handicapée, comme tout autre collaborateur, est embauchée pour ses compétences et non en tant que personne handicapée venant satisfaire le quota d’obligation d’emploi de 6% de la loi de 2005.

- Mission 4 - étapes 1 et 2 : faire comprendre que la relation d’aide de type compassion exacerbée (faire à la place de et non avec) est tout aussi excluante que le comportement d'exclusion délibérée ou l’indifférence.

Le prochain article, septième de la série, porte le titre : « Effets du serious game sur les salariés : l’hypothèse de l’existence d’une boucle d’apprenance ».

Merci de votre lecture et bonnes fêtes de fin d’année.

A bientôt.

François Calvez - [email protected]

Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire

 Notes et bibliographie :

1 Rojas, E., ouvrage, chapitre, Libres et égaux, sur le papier, in Le handicap par ceux qui le vivent, sous la direction de Charles Gardou, Editions Eres, collection Reliance, Toulouse, 2009, pp.67-83.
2 Goffman, E., ouvrage, Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Editions de Minuit Paris, 1977 (1ère édition 1963).
3 La loi de 2005 est relative à l’égalité des droits et des chances des personnes handicapées et renforce les obligations en matière d’emploi instituées par les lois précédentes.
4 Pour la description des personnages du jeu, Cf. article 3 «  le game design du jeu ».

10 décembre 2012

Serious game SecretCAM handicap - 5 : « Le théâtre forum : un outil collectif d’objectivation des représentations individuelles pour la genèse d’un scénario de jeu ancré dans la réalité »

Par François Calvez
Voir article précédent : « SecretCAM, un concept de jeu pour faire tomber les masques»
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

La production d’un serious game éducatif suppose la conception d’un scénario et d’une histoire supports aux contenus d'apprentissage. Ces derniers, dans le cas de SecretCAM handicap, sont relatifs aux représentations et comportements adoptés, observés à l’encontre du handicap en entreprise, sources inconscientes ou conscientes de stigmatisation.

Le sociologue Erving Goffman qualifiait le stigmate comme un attribut jetant un discrédit profond sur un individu. Il précisait « qu’en réalité c’est en termes de relations et non d’attributs qu’il convient de parler » (Goffman, 1963, p.12)1. Goffman avance donc l’idée selon laquelle la relation à l’autre peut être plus stigmatisante que l’attribut objet du handicap.
Considérant ce dernier point et le serious game comme « une démarche pédagogique devant intégrer un scénario de jeu » (Alvarez & Djaouti, 2010)2, il semblait pertinent, pour la conception d’un scénario et des contenus d’apprentissage réalistes, de nous appuyer sur des situations relationnelles réellement vécues, sources de stigmatisation du handicap en entreprise.

Ainsi, le jeu, ancré dans la réalité, se baserait sur « l’apprentissage par l’immersion dans une situation pour laquelle il existe une référence dans le monde réel » (Sanchez & al., 2011)3. Il s’agit de proposer au joueur une « situation authentique faisant référence à la proximité de l’expérience proposée aux apprenants avec une situation réelle » (Sanchez & al. 2011).

Sur le plan méthodologique, nous avons opté pour une démarche innovante : le recours au théâtre forum (TF) pour la genèse du scénario. De plus, cette approche collective nous permettait de garantir l'objectivation de nos propres représentations.
Une première étape a consisté à conduire des entretiens exploratoires auprès de travailleurs handicapés, de responsables RH et de Chargés de Mission Handicap. J’en ai conduit neuf au total dont l’objectif était d’identifier des situations types sur le stigmate, à décliner dans un second temps en saynètes jouées en TF.

Le TF, conçu par Augusto Boal4 au Brésil dans les années 60, est devenu en France dans les années 80 un outil d’animation utilisé pour tenter de résoudre collectivement des problèmes de société, de relations, de communication… y compris dans l’entreprise.

Le principe consiste à recourir au jeu théâtral en impliquant des protagonistes pour mettre en scène des situations qui posent question. Chaque scène jouée fait l’objet d’un forum (discussion collective entre participants). L’objectif est de modifier la vision du monde dans un sens qui convient mieux.

TF et SG similitudeLe TF repose sur des présupposés théoriques proches de ceux des jeux de rôles. Il permet de simuler le réel, de l’expérimenter sans péril en convoquant l’expression de la vérité des émotions et des sentiments. Aussi, le TF et le serious game participent du même mécanisme de pluralité des scénarii possibles explorés à partir d’une même scène de départ. Par analogie, les saynètes jouées sont les choix proposés au joueur, les forums sont les Jokers, éléments de la mécanique d’un jeu offrant la possibilité d’annuler un choix précédent, afin de revenir à la situation de départ pour explorer une nouvelle piste (cf. graphique ci-dessus). On retrouve là le principe de rétroaction itérative utilisé dans les serious games dont la narration n'est pas linéaire, comme dans les apprentissages par essai-erreur.

Certaines adaptations « techniques » ont été nécessaires. En effet, le recours au TF comme outil de genèse d’un scénario de jeu sur le handicap ne supposait plus uniquement la recherche d’une solution à une situation donnée, mais aussi l’exploration de différents comportements observés et vécus face à cette situation, ainsi que la recherche d’éléments dramaturgiques et de dialogue. De plus, les consignes formulées aux participants ont été adaptées, notamment en ce qui concerne la nécessité de respecter la présence systématique du « joueur » dans les scènes (ne pas oublier que le jeu est en caméra subjective en première personne, Cf. article 3 sur "le game design du jeu").

Image TFOrganisées sur trois jours avec une vingtaine de personnes issues des structures partenaires, les séances, animées par une association5 partie prenante du projet et spécialisée en Théâtre Forum, ont regroupé les acteurs impliqués dans la « chaîne de l’insertion professionnelle» du handicap en entreprise : travailleurs handicapés, psychologues, éducateurs, référents « handicap et diversité » d’entreprises, responsables RH, chargés d’insertion en entreprise… mais aussi scénariste et pédagogues du Pole Tice.

Aux situations types identifiées lors des entretiens exploratoires, les participants ont associé des situations vécues réellement pour les mettre en scène et envisager leur déclinaison grâce aux forums. Toutes les saynètes ont fait l’objet d’un enregistrement audiovisuel et ont constitué pour notre équipe de création du jeu (impliquée bien évidemment aussi dans les séances de TF), le matériau des objectifs pédagogiques à retenir, des contenus d’apprentissage correspondants, du scénario et des éléments dramaturgiques.

Pour autant, si la volonté de construire le scénario et les contenus d’apprentissage à partir de situations réellement vécues, constituait déjà un point de réassurance face au risque de créer un jeu qui stigmatiserait le handicap malgré lui par manque d’objectivation de nos représentations individuelles, ce risque n’était pas complètement écarté. Plusieurs points de vigilance restaient à prendre en compte pour se prémunir de cette stigmatisation involontaire :

- Impliquer les personnes handicapées dans la conception : les personnes en situation de handicap avancent souvent la maxime « avec nous, mais pas sans nous ». Elle traduit leur volonté d’être associées aux actions de sensibilisation relatives à la question du handicap. Qui est mieux placé qu’elles pour en parler ? Sans la présence de personnes handicapées dans les projets d’envergure de sensibilisation, les « valides » renvoient l’image peu crédible d’actions charitables conduites sous l’égide de notre culture judéo-chrétienne. L’implication de personnes handicapées était indispensable. Outre la crédibilité du projet en jeu, je ne le concevais bien évidemment pas autrement.

- Se décentrer de la question du handicap : comme dans de nombreux serious game, l’objectif du joueur n’est pas l’objectif du jeu. L’approche selon une pédagogie du détour implique entre autres un décentrage par rapport à la thématique proposée. La mission du joueur n’est donc pas d’intégrer un collègue handicapé, mais de réussir l’organisation d’un stand sur un salon professionnel dans le cadre d’un service communication d’une entreprise (impliquant un nouveau collègue qui va annoncer son handicap physique non visible).

- Traiter des représentations sociales du handicap en entreprise et non des pathologies : les pathologies diffèrent suivant les individus et sont vécues par les personnes handicapées de manière singulière en fonction de leur histoire, leur personnalité, leur environnement proche… Le jeu met donc principalement en scène les comportements des collaborateurs « valides » face au handicap de leur collègue, Jean, le personnage handicapé, qui au final n’apparait volontairement que très peu à l’écran.

- Bien choisir la personnalité de Jean : il va de soi que le personnage de Jean, en situation de handicap, porte en quelque sorte la représentativité des personnes en situation de handicap. Le choix de sa personnalité est un élément essentiel de la vigilance face au risque de stigmatisation. Dans le jeu, Jean assume pleinement son handicap et est sûr de lui. Il est calme et posé, sans être pour autant docile face aux comportements stigmatisant de ses collègues. Cet élément relatif à la docilité des personnes handicapées était remonté des entretiens exploratoires auprès d’autres entreprises que celles partenaires du projet de création du jeu. Les travailleurs handicapés pouvant « servir » à certains employeurs de « faire-valoir » pour minimiser les revendications de salariés dits valides, en s’appuyant sur l’exemple de salariés handicapés motivés au travail malgré « leur condition » et sans revendication particulière. La volonté du serious game était aussi de "s'attaquer" à cette représentation liée à la docilité des travailleurs handicapés.

- Rompre avec les clichés en choisissant un handicap non visible dans le jeu : le handicap non visible représente 80% des handicaps en entreprise. Pour autant, il n’est pas souvent cité. Les clichés du fauteuil roulant, de la canne blanche, du langage des signes et du handicap mental restent encore fortement marqués dans les représentations collectives. Pourtant, le handicap non visible concerne tous les types de handicap, intellectuel, psychique, mais aussi moteur (problème de dos, TMS…), visuel (malvoyant), et auditif (malentendant). De plus, outre le fait d’apporter des éléments dramaturgiques intéressants pour le scénario du jeu, traiter du handicap non visible semblait être pertinent au regard des suspicions et questionnements qu’il semble susciter (et qui ont été mis en évidence lors de l’étude auprès des usagers du jeu). Dans les représentations sociales, « le handicap ça se voit ». De plus avec une personne en fauteuil par exemple, tout semble beaucoup plus clair sur ce qu’elle est censée a priori pouvoir faire ou ne pas faire. Certes, le joueur de « SecretCAM handicap » peut émettre des hypothèses quant au handicap de Jean par recoupements d’informations données dans le jeu. Pour autant, le type de handicap non visible dont Jean est atteint n’est jamais énoncé de façon à éviter, là encore, de tomber dans les questions d’ordre pathologique.

- Ne pas culpabiliser le joueur en recourant à l’humour, sans tomber dans le burlesque décrédibilisant, pour ne pas oublier le plaisir de jeu, élément essentiel à toute expérience apprenante. Le scénario prévoit donc des impasses de jeu humoristiques, sans incidence sur la progression du joueur.

Si un point de vigilance consiste donc à éviter de faire un jeu qui stigmatise le handicap malgré lui, pour autant, l’expérience de jeu avec un serious game ne doit pas être consensuelle. Pour qu’il y ait intérêt pour le jeu, ce dernier doit offrir la possibilité au joueur de transgresser les règles (Stora, 2009)6, et donc, dans le cas de SecretCAM, d’exercer une forme de stigmatisation. Voilà donc toute la complexité, voire le paradoxe, sur lequel nous reviendrons dans l’analyse des effets du jeu sur les joueurs : jouer avec la notion de stigmatisation sans créer pour autant une application informatique qui renforce le stigmate du handicap en entreprise.

Le prochain article, sixième de la série, porte le titre : « La question du handicap dans le jeu et les objectifs pédagogiques ».

Merci de votre lecture et à bientôt.

François Calvez - [email protected]
Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire

1 Goffman, E., ouvrage, Stigmate, Les usages sociaux des handicaps, Editions de Minuit Paris, réédition 2010 (1ère traduction 1975, 1ère édition 1963).

2 Alvarez J. et Djaouti D., Introduction au Serious Game, Editions Questions théoriques, 2010.

3 Sanchez, E., Ney, M., Labat, J.M., publication, « Jeux sérieux et pédagogie universitaire : de la conception à l’évaluation des apprentissages », Revue Internationale des Technologies en Pédagogie Universitaire, volume 8, (1-2), pp. 48-57, 2011 : http://www.ritpu.org/IMG/pdf/RITPU_v08_n01-02_48.pdf

4 Le théâtre forum est une technique théâtrale mise au point au Brésil par Augusto Boal dans les années 60 dans les favelas de Sao Paulo. Technique participative qui implique le public dans le déroulement des scènes jouées dans le but de changer l’issue et de conscientiser des problèmes
sociaux.

5 Association Petit Pas Pour l’Homme (3PH) : http://www.3ph.fr/

6 Stora, M., communication vidéo, « Le jeu vidéo qui soigne », 3èmes assises du jeu vidéo, Palais Bourbon, jeudi 30 avril 2009 : http://www.dailymotion.com/video/x96m5g_michael-stora-aux-3emes-assises-du_videogames