Serious game « SecretCAM handicap » - 2 : le cadre du retour d’expérience
Par François Calvez
Voir article précédent : Serious game SecretCAM handicap - préambule au retour d'expérience
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/
1) Perception du handicap en entreprise
Le taux de 6% d’obligation d’emploi de personnes handicapées imposé par la loi de 2005 (loi pour l’égalité des droits et des chances des personnes handicapées) n’est pas atteint dans la plupart des organisations.
L’intégration de ces personnes ne peut se limiter à la seule politique managériale d’une entreprise, elle concerne l’ensemble des salariés, surtout les collègues proches, celles et ceux qui partagent leur quotidien.
Or, selon une étude de 20091, plus de 53% des salariés ne travaillant pas avec des personnes handicapées pensent qu’il leur serait difficile de travailler au quotidien dans leur équipe avec une personne atteinte d’un handicap (entre 53% et 83% selon la nature du handicap).
Ces déclarations vont de pair avec des comportements sociaux souvent fondés sur des préjugés conduisant à l’exclusion de ces personnes.
Face à la stigmatisation et la marginalisation toujours effectives d’une population en situation de handicap dont le taux de chômage est plus élevé que dans la population dite valide, face au faible taux d’accès de cette population à la formation initiale et continue, mais aussi face au vieillissement d’une population salariée qui pose la question du maintien dans l’emploi de personnes confrontées à des maladies professionnelles invalidantes, notre société doit s’interroger.
2) Définition du serious game
Le serious game (jeu sérieux) est une application informatique de re-médiation (Marida Di Crosta, 2009)2 qui permet de réinventer l’apprentissage par le jeu en « combinant une intention sérieuse, de type pédagogique, informative ou communicationnelle, avec des ressorts ludiques inscrits dans un scénario dont la technique et la méthodologie sont issues des jeux de rôles de simulation informatique et des jeux vidéo » (Alvarez & Djaouti, 2010)3.
Le concept vise à rendre plus attrayante la dimension sérieuse d’une problématique par une forme, une interaction, des règles et des objectifs plus ludiques.
3) Pourquoi un projet de serious game sur le thème du handicap ?
Nous observons aujourd’hui un intérêt particulier des entreprises pour le recours aux serious games dans le champ de la formation professionnelle continue à destination de leurs collaborateurs.
Pour changer le regard sur le handicap et « casser la glace » d’un comportement sociétal souvent inhibé, la dimension ludique du serious game semble intéressante à convoquer. Elle peut permettre de parvenir à une compréhension conduisant à dédramatiser, voire « banaliser » la représentation du handicap…sans véhiculer pour autant un sentiment de culpabilité moralisateur ni occulter les difficultés rencontrées par les personnes handicapées.
Or, au démarrage du projet en 2010, aucun jeu sérieux ne traitait de l’intégration des personnes handicapées en milieu professionnel ordinaire. Pour autant, cette problématique est un enjeu majeur, d’un point de vue économique, mais surtout humain et sociétal.
Dans le cadre de sa mission historique de plus de deux cents ans de diffusion des savoirs qui le conduit à s’emparer de questions sociétales, le Cnam peut être un acteur de la réflexion portant sur l’intégration professionnelle des personnes en situation de handicap.
De plus, le Pôle Tice que je dirige au Cnam est un acteur du e-learning depuis 25 ans. Etre au cœur des innovations en matière de TICE est stratégique. Dans le cadre de la recherche appliquée sur les usages du numérique en formation, je suis sensible au recours aux pédagogies ludiques et aux nouvelles formes d’apprentissage. Pour comprendre la pertinence du jeu sérieux dans son rapport aux savoirs, et tenter de déterminer les conditions de réussite d’un tel dispositif pour en envisager la démultiplication, la meilleure approche consistait à monter un projet expérimental englobant création d’un jeu et étude de ses effets sur les joueurs-apprenants.
L’idée du serious game « SecretCAM handicap » a donc émergé. Ce concept de « SecretCAM : caméra secrète » fera l’objet d’une explication dans un prochain article.
4) Finalité du projet, public destinataire, objectif du jeu et posture du joueur
Le projet a pour finalité de contribuer au changement de regard sociétal sur le handicap au travail en milieu professionnel ordinaire, afin de répondre à l’enjeu socio-économique d’intégration et de maintien dans l’emploi des personnes en situation de handicap.
Il s’adresse donc à tous les salariés des organisations publiques et privées : employés, techniciens, cadres, dirigeants, personnels des services RH, managers, …
Outre l’acquisition de connaissances sur le handicap au travail, « SecretCAM handicap » invite le joueur, sans culpabilisation ni esprit moralisateur, à adopter une posture réflexive quant à son regard sur le handicap par la confrontation de ses schèmes de pensée avec ceux convoqués dans le jeu. L’objectif est bien de l’amener à se questionner sur ses propres représentations sociales et ses comportements.
Dans ce jeu, il ne s’agit donc pas de prendre la place d’une personne handicapée pour tenter de mieux comprendre ce qu’elle vit, mais bien de rester soi-même face au handicap d’un collègue, immergé dans un univers d’entreprise certes virtuel mais le plus réaliste possible. Au niveau de l’interface cela se traduit par un jeu en caméra subjective en « première personne » (les yeux de l’avatar sont les yeux du joueur) pour vivre l’expérience « comme si on y était ». Nous y reviendrons.
5) L’atout d’un partenariat multidisciplinaire
Créer un jeu vidéo réaliste sur le handicap supposait d’associer l’ensemble des acteurs impliqués dans le processus d’intégration des handicapées en milieu professionnel ordinaire : personnes handicapées en premier lieu, conseillers d’insertion professionnelle, référents handicap d’entreprises, responsables ressources humaines d’organisations, psychologues et éducateurs spécialistes du handicap…sans oublier scénariste, pédagogue, développeur et game designer.
La dimension multidisciplinaire du groupe impliquant tous les acteurs de la « chaîne de l’intégration » a été un atout pour la création du jeu. En partenariat avec dix-huit structures4, le Cnam Pays de la Loire a porté la production du serious game vidéo « SecretCAM handicap ».
6) Quelle typologie de jeu pour « SecretCAM handicap » ?
« SecretCAM handicap » est un jeu de type LUDUS au sens de Roger Caillois (1958)5, c’est à dire disposant de règles et d’objectifs précis, d’une évaluation des actions de jeu du joueur, et doté d’une fin.
C’est un serious game mono joueur de type ludoéducatif (Edugame) d’une durée moyenne de 40 minutes. Par sa dimension socio-éducative, SecretCAM « se différencie d’un jeu vidéo, les choses faisant sens pour l’utilisateur en interface avec les sciences humaines » (Alvarez & Djaouti, 2010).
Ce serious game a été conçu à la fois pour une diffusion en ligne sur le web à des fins de sensibilisation du grand public, mais aussi et surtout en tant que support pédagogique pour des sessions de formation à destination de salariés.
S’adressant à un large public, y compris à des personnes dont la pratique du jeu n’est pas habituelle, ce jeu sérieux peut s’apparenter à un jeu occasionnel (casual game) auquel on va jouer une ou deux fois au maximum. Aussi, la mécanique de jeu (game play) devait être simple pour que le joueur puisse se l’approprier très rapidement dès le début de l’expérience de jeu.
7) L’étude sur les effets du jeu : objectif, méthodologie et conditions d’expérimentation
En accès libre sur le Web depuis novembre 2011, le serious game a d’abord été expérimenté par des salariés des structures partenaires, volontairement en dehors de tout dispositif formel de formation.
L’expérience a été conduite majoritairement sur le temps de travail, en individuel depuis le poste informatique ou depuis des ordinateurs mis à disposition dans l’entreprise. Quelques sessions collectives par groupe de trois à quatre salariés ont été organisées, ce qui n’était pas prévu initialement mais s’est avéré fort intéressant en termes d’usage.
La participation des salariés était libre, avec quelques cas « d’injonction » de la part de la direction. Le protocole prévoyait la diffusion du jeu au sein d’un même service, voire de l’ensemble de l’entreprise.
L’étude que j’ai conduite a été de type ethnographique, combinant matériaux empiriques quantitatifs6 (entretiens individuels de qualification du questionnaire en amont de sa diffusion et 173 questionnaires anonymes remontés sur 672 expériences de jeu réalisées) et qualitatifs (11 entretiens individuels d’explicitation7 post expérience de jeu et 2 observations participantes8 lors d’expériences de jeu collectives par groupe de 4 personnes, suivies d’entretiens collectifs).
L’objectif était de conduire une recherche-action sur l’usage du serious game et ses effets en termes d’apprentissage (évolution des représentations, des comportements), d’interactions et de débats interpersonnels spontanés entre salariés sur la question du handicap. Je précise que les résultats et l'analyse de cette étude n'engagent que ma responsabilité et non celle des partenaires du projet de création du jeu.
Le prochain article porte sur : « Le game design du jeu ». Il s’agira de découvrir le concept de jeu «SecretCAM handicap».
Merci de votre lecture et à bientôt.
François Calvez - [email protected]
Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire
1 Étude IFOP, Perceptions, regards et vécus des salariés sur le handicap dans l’entreprise, réalisée pour ADIA et Euro RSCG C&O (octobre 2009) : http://www.ifop.fr/media/poll/960-1-study_file.pdf
2 Di Crosta M., Entre cinéma et jeux vidéo : L’interface film, Métanarration et interactivité, Editions De Boeck Université, Bruxelles, 2009
3 Alvarez J. et Djaouti D., Introduction au Serious Game, Editions Questions théoriques, 2010.
4 Cnam des Pays de la Loire (porteur du projet), ADAPEI 44, Agefiph Pays de la Loire, ARMOR, AXIMA SEITHA, Banque Populaire Atlantique, Caisse d’Epargne Bretagne Pays de la Loire, Cap emploi Loire Atlantique, Crédit Mutuel Maine Anjou Basse Normandie, Décathlon, GRDF, Crédit Agricole Atlantique Vendée, IBP, Institut les Hauts Thébaudières (44), L’ADAPT 53, MMA, Petits Pas Pour l’Homme (3PH - 49), SPIE, Vecteur Plus (44)…avec le soutien de la Région Pays de la Loire et de la Cantine numérique Pays de la Loire.
5 Caillois R., Les jeux et les hommes, le masque et le vertige, Editions Gallimard, collection folio essais, 1967 (1ère édition 1958).
6 Le panel des 173 répondants au questionnaire comporte 75,3% de femmes et 24,7% d’hommes (proportion à rapprocher de la composition de la population salariée des organisations partenaires dont est issu le panel). La tranche d’âge des 30-44 ans est la plus représentée avec 45%, contre 32% pour les plus de 45 ans et 23% pour les moins de 30 ans. Les employés sont majoritaires avec 62,2% des répondants, les techniciens et les cadres étant répartis équitablement à hauteur de 18,9%. 9,7% se déclarent être en situation de handicap connue de la direction (pas forcément des collègues, le questionnaire n’apporte pas de précision sur ce point). 73% affirment connaître au moins une personne handicapée dans leur entourage proche. 73% déclarent avoir connaissance de personnes handicapées dans leur entreprise, mais ne pas forcément en avoir pour collègues. 46,7% se considèrent comme joueurs (pas forcément de jeux vidéo) et 53,3% s’estiment non joueurs (pas de différence de genre sur ce point). 36% attestent jouer à des mini jeux gratuits en ligne sur ordinateur ou Smartphone. 32,3% jouent à des jeux vidéo hors Internet et ce chiffre tombe à 20,9% pour ce qui est des jeux vidéo en ligne. Le genre serious game est une typologie de jeu déjà expérimentée par 17,9% des répondants.
7 Entretiens - critères de choix pour le panel des salariés : volontariat des individus, parité homme-femme, nécessité de faire partie d’un service d’une entreprise où plusieurs collègues ont joué (pour questionner les échanges post expérience de jeu), managers et salariés, personnes handicapées et non handicapées, appartenance et non appartenance à un service Ressources Humaines. Les entretiens ont été menés entre une semaine à deux mois maximum post expériences de jeu, ceci pour faciliter l’analyse des effets du jeu sur les représentations et comportements individuels ainsi que sur les interactions interpersonnelles. Chacun des entretiens a fait l’objet d’un enregistrement audio
8 Afin de recueillir les observables produits immédiatement par l’action de jeu, j’ai adopté une posture d’observation participante périphérique avec deux groupes composés chacun de quatre volontaires, issus cette fois-ci de différents services d’une même organisation (l’appartenance à un même service n’avait pas d’importance dans ce cas, et même, pouvait faciliter une liberté de parole). Les groupes mixaient cadres et non cadres, hommes et femmes, personnes du service RH ou non. Une personne était en situation de handicap non visible non connue des autres membres du groupe. Ces expériences de jeu on fait l’objet d’un enregistrement audiovisuel.
Un entretien collectif enregistré en audio, combinant méthode non directive et démarche d’explicitation a été immédiatement conduit avec chacun des groupes après l’expérience de jeu.
L’ensemble des verbalisations a fait l’objet d’une retranscription littérale respectant l’anonymat.
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