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04 février 2013

Serious game « SecretCAM handicap » - 11 : « Un serious game sur le handicap à base de vidéos : un choix anthropologique majeur facteur d’immersion et d’identification »

Par François Calvez

Voir article précédent : « La prescription entre collègues : un facteur d’émulation collective à jouer dans un même service ».
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/

Préambule
11Il ne faut pas perdre à l’esprit l’objectif de « SecretCAM handicap » et notamment la première étape de la « boucle d’apprenance » formulée dans mon hypothèse de recherche. En référence à la théorie piagétienne du développement des connaissances (Piaget, 1967)1, l’expérience de jeu convoquerait les schèmes de pensée existants du joueur pour les confronter à ceux proposés dans le jeu et tenter, ainsi, de procéder au travers de l’action de jeu et de la convocation d’émotions, à un processus « d’accommodation des structures mentales à la réalité » visant la construction de nouveaux schèmes (Cf. article 7).
Cependant, une des conditions préalables indispensables à la convocation des émotions, semble être le sentiment d’immersion et d’indentification à l’avatar, impliquant le joueur et suscitant chez celui-ci le sentiment de vivre une expérience en première personne. Dans la conception de « SecretCAM handicap », trois éléments majeurs ont fait l’objet de choix pour favoriser l’immersion et l’identification : le recours à la vidéo pour les scènes du jeu, la posture en vidéo première personne et la véritable voix off de l’avatar. L’étude auprès de salariés nous livre des éléments d’analyse sur la pertinence de ces choix.

Avant de poursuivre cet article, je rappelle que les noms des salariés interviewés issus de différentes organisations ont été changés afin de préserver leur anonymat.

Un game design intuitif, familier et universel pour un large public
3Comment s’adresser à un large public potentiellement « non joueur » et non utilisateur du numérique ni de jeu vidéo ?
Pour la conception de « SecretCAM handicap », il ne fallait pas oublier la diversité du public cible en termes d’âge, de genre, de culture, de catégorie socioprofessionnelle, de degré d’appropriation des technologies, d’usage des ordinateurs et du numérique en général, d’intérêt ou non pour les jeux...
Ce serious game n’est pas destiné aux uniques joueurs passionnés de jeux vidéo, ni aux seuls « digital natives », c'est-à-dire à ceux qui sont nés et ont grandi avec les technologies numériques. Il vise un large public, celui de tous les salariés des organisations incluant également les « digital immigrants », c'est-à-dire ceux qui ont découvert les technologies seulement à l’âge adulte (Prensky cité par Genevois, 2011, p.118)2.
Un game design intuitif et signifiant pour tout usager du serious game semblait nécessaire pour une prise en main du jeu quasi immédiate, premier gage d’intérêt pour poursuivre l’expérience de jeu. Le choix s’est donc porté sur un univers de bureau, familier pour beaucoup de salariés - interface devant un ordinateur et mécanique de jeu articulée autour de médias de communication de type mail, téléphone, webcam (Cf. article 3) - et sur celui de la vidéo. Concernant ce dernier point, à l’origine du projet l’hypothèse a été formulée selon laquelle un univers 3D en images de synthèse, pour un public de non-initiés aux jeux numériques et potentiellement non joueurs, ne serait pas pertinent et pourrait même faire obstacle à la motivation à entrer dans le jeu. Une hypothèse d’ordre anthropologique a donc guidé « SecretCAM handicap » vers une conception à base de vidéo, média populaire, universel, accessible au plus grand nombre.
Voyons concrètement ce qu’il en est.

Le recours à la vidéo plutôt qu’à la 3D : un choix plébiscité favorisant l’entrée dans le jeu.

La vidéo semble aider le joueur à entrer plus facilement dans l’histoire des personnages du jeu. Les entretiens individuels et les observations participantes nous apportent des éléments d’éclairage sur ce point (voir article 2 pour la méthodologie de recherche). En voici quelques extraits.

3« On rentre facilement dans le jeu. C’est pas mal le fait que ce soit de la vidéo, comme si c’était réel…c’est une façon de rentrer dans l’histoire » (Robert, technicien, plus de 40 ans).
« La mise en situation était très bien, on avait l’impression qu’on était vraiment dedans » (Jeanne, employée, moins de 30 ans, se dit non joueuse).
« C’était très bien fait, faut l’avouer, que ce soit au niveau des films…des manières de jouer, […] j’ai trouvé ouais, vraiment que c’était bien fait, on s’y croyait quoi, clairement » (Yvon, employé, moins de 30 ans, se dit très joueur, y compris de jeux vidéo).

Un salarié a même déclaré qu’il n’avait pas été surpris de voir des vidéos d’acteurs, là où généralement derrière la terminologie de jeu vidéo on s’attendrait à un jeu en 3D en image de synthèse.

« Ça ne m’a pas surpris de voir ça en réel. Je m’attendais à des scènes réelles, réellement jouées» (Bernard, employé, 30 ans, se dit joueur mais pas à des jeux vidéo).

Il semble même que le choix de la 3D n’aurait pas du tout été en adéquation avec le concept de caméra cachée - « SecretCAM » - développé dans le jeu et permettant d’espionner ses propres collègues.

« La 3D aurait faussée ce jeu-là. Il n’y aurait plus cette sensation de voir la personne de manière cachée, d’espionner » (Jacques, cadres, 38 ans, se dit joueur y compris de jeux vidéo).

La vidéo semble aider le joueur à entrer dans la réalité proposée par le jeu, ce que des images de synthèse n’auraient peut-être pas sût permettre avec la même intensité.

« A mon sens, avec un jeu en images de synthèse, on serait beaucoup trop éloigné de la réalité. Ce serait tout aussi ludique, mais on ne jouerait pas avec la même sensation et avec la même recherche. La réalité est importante pour s’imprégner du jeu. En tant que joueur, comme en tant que professionnel, l’image réelle m’aide à rentrer dans cette réalité-là. En images de synthèse, c’est comme un dessin animé au travers duquel je pense que je ne serais pas rentré dans le jeu de la même manière » (Jacques, 38 ans, se dit joueur de jeux vidéo).

Jacques justifie même l’intérêt du recours à la vidéo par le fait que le jeu repose essentiellement sur les personnages et leurs comportements, plus que sur une histoire. La vidéo semble aider à entrer dans la réalité des personnages.

« En images de synthèse, on peut croire à l’histoire, ça, ce n’est pas un souci […]. Si on était dans un jeu où l’histoire était au cœur de la problématique, là oui, peu importe que les personnages soient en images de synthèse ou réels. […] Mais là, je pense que c’est important dans ce type de situation que ce soit de la vidéo, parce que ce sont vraiment les personnages qui sont au cœur de la problématique et pas seulement l’histoire. Du coup je pense que l’apprentissage ne serait pas le même avec la 3D » (Jacques).

Il semble que la vidéo utilisée dans « SecretCAM » soit perçue de manière assez naturelle par les usagers du jeu interrogés. Les scènes tournées avec les comédiens sont plébiscitées unanimement par les salariés, femmes et hommes, joueurs comme non joueurs, quel que soit leur âge ou leur CSP. Outre le caractère populaire de la vidéo, sa capacité à véhiculer une forme de réalité semble également plaire aux usagers du jeu. Approfondissons ce point.

Le média vidéo : vecteur d’authenticité pour une immersion dans une réalité simulée au plus proche du réel, et même enrichie.

Annonce JeanLe sentiment d’immersion dans un serious game est un des facteurs de motivation à aller jusqu’au terme du jeu. Certains jeux vidéo proposent au joueur d’évoluer dans un univers imaginaire afin d’éviter les influences socioculturelles et favoriser ainsi un décentrage créateur d’un nouveau paradigme. « SecretCAM handicap », au contraire, par le recours à la vidéo propose un univers ancré dans la réalité. Le jeu se base sur l’apprentissage par l’immersion dans une situation pour laquelle il existe une référence dans le monde réel. Il s’agit de proposer une « situation authentique faisant référence à la proximité de l’expérience proposée aux apprenants avec une situation réelle » (Sanchez & al., 2011)3. En plaçant le joueur dans des situations au plus proche de la réalité, nous pouvons supposer qu’il retrouve un cadre commun aux références du monde de l’entreprise, ce qui l’amènerait plus facilement à confronter ses représentations du handicap avec celles convoquées dans le jeu. L’hypothèse est donc formulée selon laquelle cette authenticité est un facteur d’immersion motivant pour le joueur. Ce qui reviendrait à dire que jouer à un jeu en séquences vidéo pourrait générer, le temps de l’expérience de jeu, un sentiment de continuum entre le réel et le virtuel ? Dans son ouvrage « jeu et réalité, l’espace potentiel », Winnicott écrivait « ce qui m’importe avant tout, c’est de montrer que jouer, c’est une expérience : toujours une expérience créative, une expérience qui se situe dans le continuum espace-temps, une forme fondamentale de la vie» (Winnicott, 1971, traduction 1975, p.103)4. S’il ne s’agit bien évidemment pas de manquer de discernement entre le réel et le virtuel, « SecretCAM handicap » devrait pouvoir convoquer chez le joueur ce sentiment de vivre une expérience ancrée dans une forme de réalité. Robert, un des usagers du jeu, exprime ce ressenti.

« C’est réel en fait. C’est pas comme un jeu virtuel où on serait placé dans une situation loin du quotidien » (Robert).

Ce sentiment de continuité avec le quotidien semble accentué par le recours à la vidéo. C’est d’ailleurs d’autant plus intéressant que le joueur, au travers « d’un jeu dont il est le héros », va pouvoir accéder à un monde enrichi auquel il n’a habituellement pas accès. En effet, l’immersion virtuelle au plus proche de la réalité facilite l’accès à des situations parfois difficiles à simuler dans le réel, et qui peuvent se révéler être des expériences potentiellement génératrices de savoirs nouveaux.
En effet, la réflexion avant d’agir dans le jeu, la prise en compte de la personnalité des protagonistes et des messages textuels du game play (mécanique de jeu), mais aussi le visionnage des vidéos comportant des dialogues et des messages…en font un jeu basé sur des « interactions narratives » au détriment des « interactions sensori-motrices » plus souvent réservées aux jeux d’action. Cette forme de narration propulse le joueur dans un « monde enrichi » (Tisseron, 2012)5, auquel il n’a pas forcément accès dans sa réalité et au travers duquel il pourra mener une réflexion. Tisseron précise que ce monde enrichi n’est pas pour autant éloigné de la réalité et les jeux proposant des interactions narratives « stimulent de nombreuses capacités et constituent un puissant support à la vie sociale et imaginative » (Tisseron, 2012). Le psychanalyste Serge Tisseron ajoute encore que ce type de jeu « développe l’intelligence visuelle, met en scène toutes les formes d’angoisse en invitant le joueur à se projeter dans des comportements adultes de manière ludique, l’invite à anticiper des épreuves qu’il n’a pas vécues mais qu’il imagine comme possibles, et lui apprend à gérer les contacts sociaux et à explorer divers registres identitaires » (Tisseron, 2012, p.150).
L’enquête IFOP citée à l’article 2 de cette série (IFOP, 2009)6, met bien l’accent sur la représentation erronée des salariés qui ne connaissent pas de collègues handicapés. L’intérêt d’un serious game est de proposer à l’usager de vivre une expérience pour laquelle une simulation est difficile à reproduire ou à organiser dans la réalité. Dans ce cas, le jeu sérieux constitue une expérience formative de simulation par anticipation d’une situation potentielle.
Pour d’autres joueurs, au contraire, la simulation du réel permet de se confronter à une réalité déjà vécue mais qui pose question. Le serious game peut être dans ce cas un outil de questionnement introspectif rétroactif. Ce qui n’est pas sans lien avec l’idée développée par Elisa Rojas selon laquelle, si les personnes ayant déjà côtoyé des handicapés abordent généralement le handicap différemment de ceux qui en sont éloignés - car la relation peut s’en trouver simplifiée du fait qu’ils ne sont plus dans la peur ni la curiosité qu’ils ont dépassées - pour autant certains d’entre eux ont vraiment beaucoup de mal à aller au-delà et restent focalisés sur le seul handicap » (Rojas, 2009, p.73)7. Ainsi, « SecretCAM » propose au joueur une simulation d’une situation anticipée ou déjà vécue, qui pose question dans les deux cas.
En tout état de cause, le but est bien d’opérer une immersion dans une réalité simulée, au plus proche de la réalité grâce au recours à la vidéo, favorisant la réflexion sur son propre comportement. L’idée est bien de considérer que notre propre vie est une narration qui se construit au travers de différentes expériences sources d’apprentissage, y compris celles vécues avec les jeux sérieux.
Comme le disait Michaël Stora - psychologue et psychanalyste spécialiste des jeux vidéo à des fins thérapeutiques et co-fondateur de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines - « un jeu vidéo c’est la rencontre entre l’histoire d’un joueur et l’histoire d’un jeu » (Stora, 2009)8.

Pour analyser la référence à la réalité authentique, regardons de plus près ce que nous disent les matériaux empiriques recueillis à ce sujet.
A la question « certaines scènes du jeu vous ont-elles fait penser à des situations liées au handicap que vous aviez vous-même vécues ? », 32,3% des 173 répondants répondent par l’affirmatif. Ce qui est un pourcentage intéressant pour un jeu de 40 minutes qui n’a pas la prétention d’être exhaustif sur la question des comportements humains face au handicap au travail. Mais, le plus intéressant est que 74,1% de ceux affirmant avoir vécu une situation similaire à celle proposée dans le jeu, répondent par l’affirmatif à la seconde question associée : « si oui, le jeu vous a-t-il fait réfléchir sur ces situations déjà vécues ? ».
La proposition immersive dans une situation authentique en vidéo faisant référence à la proximité avec une situation réelle semble bien fonctionner. Ce sentiment d’immersion dans une réalité simulée est d’ailleurs renforcé par l’identification à l’avatar, grâce à la vidéo en première personne.

La vidéo en première personne : un facteur d’identification à l’avatar

13Dans le serious game « SecretCAM handicap » le joueur est en première personne. Il ne voit pas son avatar puisque l’avatar, c’est lui (ou elle). Les yeux de l’avatar, ce sont les yeux du joueur. Pour accentuer ce ressenti, la vidéo en première personne est dans certains cas en mouvement. Cet effet de style a pour objectif de renforcer le sentiment d’immersion. Aussi, pour exemple, lors de discussions collectives avec les autres collègues, la caméra bouge de droite et de gauche comme pour suivre la conversation selon les interlocuteurs. Ou encore, lors de déplacements, la vision est « bancale » comme si le corps était lui-même en mobilité.
La vidéo en mouvement en « première personne » est plébiscitée par 91% des 173 répondants au questionnaire qui expriment avoir eu le sentiment de « vivre l’expérience comme si ils y étaient » (49,7% totalement, 41,2% un peu). Le sentiment de ne faire qu’un avec le joueur et d’être à la place de ses yeux est exprimé lors des entretiens d’explicitation.

« On est vraiment dans la peau de quelqu’un qui, par le biais d’une Webcam, voit ce qui se passe dans le bureau d’une autre personne. Il y a un petit côté espion assez sympa, ça aide à jouer tout simplement ! » (Jacques).
 « Je pense que ça implique davantage d’être acteur dans le jeu parce que c’est vrai, on est à la place de la personne dans le jeu, on est dans la tête de la personne quand on se retrouve face au choix à faire, pour contacter les collègues. C’est vrai, moi je n’ai pas différencié le personnage du jeu et moi. C’est vraiment nos actions, c’est vraiment nous qui agissons. Donc je pense que ça implique d’autant plus les personnes dans les choix à faire et que ça procure vraiment une réaction quand on se trompe sur une réponse. […] Je pense qu’on le vit vraiment ce résultat » (Jérôme).

Ce sentiment d’être dans la peau de l’avatar, procure le sentiment de faire partie intégrante de l’équipe. Ce sentiment partagé par 81,2% des 173 répondants au questionnaire (31,5% complètement, 49,7% un peu, et 18,8% pas du tout) est facteur d’immersion dans le jeu comme l’évoque Bernard au travers de son commentaire.

« C’était le fait d’être dans l’équipe qui fait qu’on s’y prend assez rapidement je pense » (Bernard, 30 ans, se dit joueur mais pas de jeux vidéo).

La voix off de l’avatar renforce la posture en vidéo première personne.

La voix off de l’avatar combinée à la vidéo : un renforcement du sentiment d’identification du joueur à son avatar

La combinaison de la vidéo en caméra subjective en mouvement avec la voix off de l’avatar a pour finalité de renforcer le sentiment d’immersion et d’identification du joueur à l’avatar. Ce dernier constitue « un système de signes qui se substitue au corps dans les mondes virtuels » (Fanny Georges, 2012, p.34)9. Aussi, la caméra (le corps du joueur en quelque sorte) anticipe son discours (la voix off). Nous avons tenu compte de ce principe pour le tournage des scènes vidéo. Ce qui ne fut pas toujours simple à réaliser en direct car cela supposait une synchronisation entre le geste du caméraman et la voix de la comédienne en voix off. Aussi, quand le joueur s’adresse à un interlocuteur, la caméra subjective se tourne d’abord vers ce dernier juste avant que la voix off ne s’adresse à lui.
La voix off semble être un des éléments immersifs au regard de ce qu’expriment les joueurs. En effet, à la question « la voix off de votre personnage vous a-t-elle permis de vous sentir impliqué(e) dans le jeu ? », 87,9% répondent par l’affirmatif (42,4% totalement, 45,5% un peu), qu’ils soient joueurs ou non joueurs et quel que soit leur âge.


« Je crois que j’étais dans la voix off et puis…avec les collègues autour » (Bernard).

Pour seulement 8,5%, la voix off n’a pas du tout eu d’impact sur l’immersion et 3,6% n’avaient pas compris le principe malgré le texte explicatif en introduction.

Le commentaire d’Irène est même très révélateur d’une implication forte dans la voix off du personnage du jeu. Lors de l’entretien individuel d’explicitation, cette salariée, non joueuse mais cependant curieuse, s’est rendu compte que sa stratégie de jeu consistait à aller systématiquement vers le téléphone, voire la webcam, pour en visualiser les messages textuels associés et faire ses choix d’action de jeu. Par contre, elle ne visualisait les choix de messages proposé par le mail qu’en dernier recours, si elle n’était pas satisfaite des messages des deux autres médias. Irène fut surprise de ce comportement car, dans ses pratiques professionnelles quotidiennes, elle préfère de loin utiliser le mail au téléphone. Elle apporte des éléments d’explication de son comportement. Tout d’abord, il lui semble que le caractère émotionnel intrinsèque à la thématique du handicap l’aurait inconsciemment poussée à ne pas utiliser le mail mais à choisir un média plus « de communication synchrone ».

Elle l’exprime de la manière suivante :
Yasmina« Je reconnais que pour débloquer des situations relatives à des sujets émotionnels, le téléphone ou le face à face, c’est mieux ! Mais ça m’a surprise que je me sente contrainte d’utiliser le mail à certains moments, alors que franchement, 98% du temps moi, je ne suis que mail » (Irène, 51 ans, employée).

La suite de son propos est très intéressante. Irène venait d’exprimer sa difficulté à se mettre dans la peau d’un avatar plus jeune de 17 ans. De plus, elle se dit bavarde dans la vie. Or, le choix d’un message associé au mail dans le jeu a pour conséquence de lancer une vidéo dans laquelle la voix off n’est pas impliquée, puisque le mail est lu par son destinataire et que la scène se déroule en « SecretCAM » (caméra secrète). Voici ce qu’Irène exprime avoir ressenti en se remémorant son expérience de jeu relative au mail, ce qui explique que son choix ne s’est pas souvent porté sur ce média.

« Avec le mail, j’avais l’impression d’avoir été bâillonnée…moi une bavarde ! Le fait qu’ils (les collègues dans le jeu) lisent ce que j’étais censée dire, et pas m’entendre le dire, ça ne me plaisait pas. Vous voyez, je m’identifiais tout de même au personnage (rire) » (Irène).

Pour Irène, la voix off, c’est sa voix. Envoyer un mail, c’est la frustration de ne pas pouvoir participer à une conversation dans le jeu.
La voix off doublée à la vidéo semble bien participer au sentiment d’immersion des joueurs dans le jeu. Elle participe au sentiment de faire partie intégrante du jeu et donne le sentiment de vivre l’expérience en première personne, directement et non par procuration.
Philippe Carré précise, en citant les travaux de Lafrenaye, que le passage de l’attitude au comportement est d’autant plus favorisé si celle-ci « est formée à partir de l’expérience directe, par contact personnel, car plus cohérente avec nos comportements que celles formées par procuration » (Carré, 200510, p.114, citant Lafrenaye11). Par analogie, l’identification à l’avatar d’un serious game au travers de sa voix off pourrait engendrer le sentiment paradoxal de vivre l’expérience non par procuration, mais bien directement.

En conclusion, la vidéo confère globalement aux usagers du jeu le sentiment de vivre une expérience immersive, authentique, au plus proche d’une réalité simulée, enrichie de situations. Cette condition, que je pose comme l’une des conditions préalables à la possibilité de convoquer les schèmes de pensée du joueur, semble donc réunie.
Elle n’est pourtant pas encore suffisante. La notion de réalité renvoie à celles de réalisme et de crédibilité du jeu, notions que nous étudierons dans le prochain article, douzième de la série, intitulé : « Crédibilité du jeu : sauvé de la caricature par l’acceptation d’une expérience de jeu non consensuelle ».
Merci de votre lecture et à bientôt.

François Calvez - [email protected]
Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.

Notes et bibliographie

1 Piaget, J., ouvrage, La construction du réel chez l’enfant, Editions Delachaux et Niestlé, Neuchatel, 1967.
2 Genevois, S., ouvrage, chapitre, Le jeu en rapport avec l’ordinateur et la culture numérique des adolescents, in Les jeux vidéo comme objet de recherche, sous la direction de Rufat, S., et Minassian H.T., Editions Questions théoriques, 2011.
3 Sanchez, E., Ney, M., Labat, J.M., publication, Jeux sérieux et pédagogie universitaire : de la conception à l’évaluation des apprentissages, Revue Internationale des Technologies en Pédagogie Universitaire, volume 8, (1-2), pp. 48-57, 2011 : http://www.ritpu.org/IMG/pdf/RITPU_v08_n01-02_48.pdf
4 Winnicott, D., ouvrage, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Editions Gallimard, 1975 pour la traduction française (Edition originale 1971).
5 Tisseron, S., ouvrage, Rêver, fantasmer, virtualiser - Du réel psychique au virtuel numérique, Editions Dunod, Paris, 2012.
6 Étude IFOP, Perceptions, regards et vécus des salariés sur le handicap dans l’entreprise, réalisée pour ADIA et Euro RSCG C&O (octobre 2009) : http://www.ifop.fr/media/poll/960-1-study_file.pdf
7 Rojas, E., ouvrage, chapitre, Libres et égaux, sur le papier, in Le handicap par ceux qui le vivent, sous la direction de Charles Gardou, Editions Eres, collection Reliance, Toulouse, 2009, pp.67-83.
8 Stora, M., communication vidéo, Le jeu vidéo qui soigne, 3èmes Assises du jeu vidéo, Palais Bourbon, jeudi 30 avril 2009 :
http://www.dailymotion.com/video/x96m5g_michael-stora-aux-3emes-assises-du_videogames
9 Georges, F., ouvrage, publication, Avatars et identité, in Les jeux vidéo, quand jouer, c’est communiquer, La revue Hermès N°62, cognition, communication, politique, Editions CNRS, 2012, pp.33-40.
10 Carré, P., ouvrage, L’Apprenance, vers un nouveau rapport au savoir, Editions Dunod, Paris, 2005.
11 Lafrenaye Y., ouvrage, Les attitudes et le changement des attitudes, in R. Valeerand (dir.), Les fondements de la psychologie sociale, Montréal, Gaëtan Morin, 1994.

Crédits photos : Cnam Service Images et sons.

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