Serious game « SecretCAM handicap » - 10 : « La prescription entre collègues : un facteur d’émulation collective à jouer dans un même service »
Par François Calvez
Voir article précédent : « Jeu au travail – jeu à domicile : paradoxe et iniquité ».
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/
En m’appuyant sur l’analyse de l’ensemble des matériaux empiriques recueillis (Cf. article 2), je cherche à interroger la première étape de la boucle d’apprenance relative à ma question de recherche (Cf. article 7) et donc, l’hypothèse selon laquelle le caractère immersif d’un serious game dans une réalité simulée au plus proche du réel, participerait à un processus de convocation d’un registre émotionnel favorable à la construction de nouveaux schèmes de pensée et donc à l’activité d’apprentissage.
Cependant, cela suppose tout d’abord une expérience de jeu effective. Aussi, il s‘agit dans cette article de relater mes observations sur ce qui a motivé les salariés d’une organisation à jouer individuellement à un serious game, alors même que 53,3% de ceux qui ont effectivement joué se disent en général non joueurs.
Je rappelle que le protocole d’expérimentation préconisé définit une diffusion du jeu auprès de collègues de mêmes services dans une organisation, en dehors de tout dispositif formel de formation, et une expérience de jeu sur temps de travail sur la base du volontariat.
A noter également que tous les prénoms des salariés cités, issus de différentes structures, ont été changés afin de préserver leur anonymat.
Actions de jeu : trois typologies de joueurs
S’agissant des apprentissages informels professionnels, dans une publication suite au colloque international REDFORD, Olivier Bataille (Bataille, 2007)1, s’appuie sur la théorie sociocognitive de Bandura pour mettre en exergue le rôle des interactions entre les facteurs personnels de type cognitif, les facteurs comportementaux et ceux relatifs à l’environnement, pour identifier trois dimensions d’apprentissage informels : à savoir la personne qui apprend pour elle-même, l’apprentissage fruit d’une volonté de mise en conformité avec l’environnement et la réponse à l’injonction d’apprendre.
Dans le cas de l’expérimentation sur le serious game « SecretCAM handicap », nous pourrions retrouver à différents degrés les trois dimensions évoquées par Olivier Bataille. Certains salariés semblent avoir joué spontanément pour eux-mêmes, ce sont ceux de la catégorie « se disent joueurs en général ». Ceux qui « se disent non joueurs en général » semblent avoir répondu à un contexte professionnel. D’autres, en très faible proportion puisque la proposition de jeu était généralement basée sur le volontariat, ont répondu à une injonction de jouer de la part de leur direction.
Plus précisément, le rapport entre individu, groupe et environnement, a-t-il eu un effet sur la motivation à jouer ?
La motivation à découvrir le jeu : la curiosité envers le concept de jeu sérieux de ceux qui se disent joueurs
Dans son ouvrage « Les jeux et les hommes », Roger Caillois avance l’idée selon laquelle « un jeu auquel on se retrouverait forcé de participer cesserait aussitôt d’être un jeu : il deviendrait une contrainte, une corvée dont on aurait hâte d’être délivrée » (Caillois, 1958, p.36)2. Le jeu en tant qu’activité sociale associée à la liberté individuelle de choix d’action de jeu, de temps de jeu, de lieu d’expression du jeu, conditions a priori nécessaires à l’émergence du sentiment de plaisir de jeu, est-il compatible avec la notion de mise à disposition d’un jeu par un employeur à des fins de sensibilisation et de formation. Même si la prescription obligatoire de la hiérarchie n’a que peu officiée, s’agissant d’une mise à disposition dans un environnement professionnel, ne s’agirait-il pas au final d’une forme d’injonction paradoxale de type « jouez et sensibilisez-vous ! », « jouez et formez-vous ! ».
Alors. Qu’est-ce qui a incité les salariés à jouer ?
Si l’intérêt pour la question du handicap au travail semble avoir officié, la motivation première à jouer au jeu est sans conteste la curiosité envers le concept de jeu sérieux. Le terme de serious game était inconnu pour bon nombre de salariés et seuls 17,9% des répondants au questionnaire ont exprimé avoir déjà joué à un jeu sérieux.
Cependant, la curiosité en tant que facteur déclencheur de l’activité de jeu, ne s’est pas manifestée au même moment pour tous les salariés. En premier lieu, ont joué les personnes se déclarant en général comme joueuses, pas forcément de jeux vidéo d’ailleurs. Parmi celles-ci on trouve un peu toutes les catégories socioprofessionnelles, autant des personnels de services RH, des cadres managers d’équipe (personnes dont la fonction dans l’entreprise pouvait susciter a priori un intérêt particulier pour la thématique du jeu), que des employés et des techniciens, ou encore des personnes dont le métier est en rapport avec l’insertion des personnes handicapées en entreprise.
Voici quelques exemples issus des entretiens qui illustrent la curiosité de ceux qui se disent joueurs, en réponse à la question « quand vous êtes allé(e) jouer au jeu, vous y êtes allé(e) pourquoi et dans quel état d’esprit ? »
« Je ne connaissais pas les serious games et ai très peu été sensibilisée au handicap. Du coup, c’était deux découvertes pour moi. J’étais intriguée, curieuse. Comme je vous l’ai dit je suis joueuse, donc ça m’intriguait, j’avais envie de voir à quoi cela ressemblait…c’était vraiment la découverte totale ». (Mathilde, 31 ans, employée service RH, se dit joueuse mais pas sur jeux vidéo).
« Je suis allée pour jouer. Ça m’intéressait l’aspect jeu. Et puis pour voir ce que pouvait signifier le « serious » dans serious game ? Comment ça pouvait être appliqué au handicap quoi ? ». (Margueritte, 32 ans, employée, se dit joueuse mais très peu sur jeu vidéo).
« Je suis allé jouer avec beaucoup de curiosité. Je n’avais pas d’attentes particulières je pense, mais c’était vraiment pour découvrir ce jeu-là, ce type de jeu » (Bernard, 30 ans, employé secteur handicap, se dit joueur mais pas sur jeux vidéo).
« Je suis joueur de jeux vidéo, donc ça m’intéressait. J’avais beaucoup de curiosité technique et pédagogique, parce que mon métier à la base c’est le rapport à l’humain dans un contexte d’apprentissage. Et puis aussi le point de vue managérial. Ça ne fait que six mois que je me retrouve manager d’une équipe, donc dans une posture nouvelle. Il y a un lien direct avec mon travail au quotidien, je comptais apprendre des choses. Du coup c’était une vraie curiosité sur ces trois objets - serious game, apprentissage, management du handicap au travail ». (Jacques, 38 ans, cadre manager, se dit joueur de jeux vidéo).
Le fait de recourir à un serious game pour traiter la question du handicap au travail, a suscité la curiosité de ceux qui se disent être de nature joueuse.
Qu’en est-il de ceux qui ne sont en général pas joueurs dans la vie et qui, pour autant, se sont laissé tenter par l’expérience de jeu ?
La motivation à jouer des « non joueurs » : l’environnement de travail proche comme facteur d’émulation collective
Pour les individus se déclarant généralement « non joueurs », le jeu mis à disposition n’a a priori pas fait l’objet d’une attention particulière en première instance. Par contre, et c’est un point très intéressant à observer, l’environnement professionnel proche semble avoir joué un rôle de prescription, d’émulation à se lancer dans l’expérience de jeu sous l’impulsion des collègues « joueurs », comme en témoignent les extraits d’entretiens.
« Au début il n’y avait pas beaucoup de monde à jouer. Je suis revenue en disant, c’est super bien, je me suis bien amusée, j’ai fait un score ! Et du coup sur les dix personnes du service, quasiment tout le monde l’a fait dans les trois jours qui ont suivi. Et puis après on comparait les scores » (Margueritte, employée, se dit joueuse mais très peu sur jeu vidéo).
« J’ai joué parce que mes collègues l’avaient fait et n’arrêtaient pas d’en parler. C’est vrai que spontanément, je ne l’aurais peut-être pas fait » (Jeanne, moins de 30 ans, employée, se dit non joueuse).
Si nous n’en sommes pas encore ici à étudier le serious game en tant que catalyseur d’un échange interpersonnel sur la question du handicap, ces commentaires nous indiquent d’ores et déjà que le jeu sérieux proposé dans un environnement professionnel serait un réel vecteur contagieux de mobilisation des salariés autour d’une thématique, la prescription entre collègues étant un facteur d’émulation collective à jouer dans un même service.
Ces observations viennent quelque peu interroger un élément de la définition du jeu de Roger Caillois lorsqu’il le définissait comme « essentiellement une occupation séparée de la vie courante, soigneusement isolée du reste de l’existence » (Caillois, 1958, p.37). En effet, jouer au travail semble possible pour les salariés.
Le prochain article, onzième de la série, s’intitule : « Un serious game sur le handicap à base de vidéos : un choix anthropologique majeur facteur d’immersion et d'identification ».
Merci de votre lecture et à bientôt.
François Calvez - [email protected]
Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.
Notes et bibliographie :
1 Bataille, Olivier, publication, Espaces de formation et individualisation des parcours professionnels et de formation tout au long de la vie en Europe et en Amérique latine, Colloque international REDFORD, 27-29 mars 2007, Université Paris XII-France, 2007 :
http://www.redford-international.org/articles/colloque2007/Obataille.pdf
2 Caillois, Roger, ouvrage, Les jeux et les hommes, le masque et le vertige, Editions Gallimard, collection folio essais, 1967 (1ère édition 1958).
Crédits photo : Cnam Service Images et sons
Commentaires