Serious game « SecretCAM handicap » - 3 : « Le game design du jeu »
Par François Calvez
Voir article précédent : Serious game SecretCAM handicap - 2 : "le cadre du retour d'expérience"
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/
1) Préambule
Avant d’étudier les effets du serious game « SecretCAM handicap » sur les représentations sociales du handicap en entreprise chez les salariés, il semble pertinent de prendre connaissance du concept du jeu tel qu’il a été imaginé, chacun des éléments du game design constituant une brique de l’expérience de jeu à vivre, et participant aussi à l’atteinte des objectifs d’apprentissage. Il est en effet nécessaire de pouvoir analyser si un effet limité sur les salariés est imputable à la conception du jeu.
Ci-après, j’expose essentiellement le game design dans sa dimension fonctionnelle. Si certains concepts théoriques issus de la recherche sur les serious games sont abordés, et sur lesquels bien évidemment le jeu s’appuie, je convoquerai plus spécifiquement ceux-ci dans les articles relatifs à l’analyse des effets du jeu sur les salariés.
A noter que des copies d’écran permettront de visualiser la charte graphique de l’interface qui ne fera donc pas l’objet d’un paragraphe spécifique. Je précise que le game design du jeu et le nom "SecretCAM" ont fait l'objet d'un dépôt auprès de l'Institut National de la Protection Industrielle (INPI).
En premier lieu, afin de faciliter la compréhension du propos, un rappel de la définition du game design s’impose.
2) Définition du game design
Le game design est le concept de jeu, sa grammaire. « Il décrit une histoire, un scénario, un univers, des personnages, une interface (ergonomie), une charte artistique, un game play » (Lavergne Boudier & Dambach, 2010, p.86)1. Le game play correspond à la mécanique du jeu, à sa « jouabilité ». Il définit les règles qui gouvernent les changements d’états dans le jeu, la combinaison de l’action de jeu avec sa conséquence dans la progression dans le jeu et son impact sur les jauges d’évaluation de la performance du joueur. On parle de boucle de game play pour définir, pour chaque action de jeu, l’articulation entre l’objectif du joueur, le défi, et les récompenses en cas de succès.
3) Descriptif du game design
L'objectif du jeu : proposer une expérience réflexive sur les représentations et les comportements face au handicap au travail, dans le but de les faire évoluer pour favoriser l’intégration de collègues en situation de handicap.
L’univers : Il est réel puisque SecretCAM est un jeu vidéo dont les scènes sont tournées avec des comédiens professionnels. L'univers est celui du service communication d’une petite entreprise française de taille moyenne dont l’activité n’est pas précisée. Le décor des scènes et les personnages sont assez branchés, smart de type sportswear. D’un point de vue temporel, chacune des quatre missions proposées dans le jeu correspond à des jours différents, contrairement aux deux étapes de chaque mission qui se déroulent le même jour.
Les personnages : l’équipe compte six personnes.
Tout d’abord le joueur lui-même, au travers de son avatar féminin, Anne. Elle n’intervient qu’en voix off dans le jeu et le joueur est invité à s’identifier à ce personnage. On ne la voit jamais puisque le jeu propose une expérience en « première personne » en caméra subjective. Les yeux d’Anne sont donc ceux du joueur.
Trois collègues dont les personnalités « marquées » correspondent à trois types de comportements stigmatisant le handicap :
Simon (exclusion délibérée) : Le personnage de Simon évolue dans la stigmatisation du handicap par l’exclusion délibérée. Il voit le handicap des autres comme une source d’incompétence et d’inefficacité qui, potentiellement, peut lui générer du travail supplémentaire. Simon n’est pas le mauvais bougre mais il est un peu lourd. Il apprécie la compagnie d’un groupe très restreint d’amis qui lui ressemblent beaucoup et n’est pas attiré par de nouvelles rencontres. Il n’aime pas trop la différence. On peut supposer qu’il n’apprécie pas particulièrement son travail. D’apparence blasée, tout semble lui coûter et s’il peut « se la couler douce », il n’hésite pas. Il est râleur et bougon, il apprécie surtout Yasmina qui lui plait bien.
Emma (compassion exacerbée) : Emma a besoin de se sentir utile pour les autres. L’équipe a de l’importance pour elle et elle est toujours prête à aider ses collègues. Rendre service aux autres la motive, surtout s’ils sont en difficulté. Les personnes en situation de handicap donnent à Emma l’occasion d’exprimer pleinement ce comportement. C’est une attitude qui est progressivement affirmée dans le jeu et qui va la conduire jusqu’à un comportement de stigmatisation par une relation d’aide de type compassion exacerbée la poussant à vouloir « faire à la place de » plutôt que de « faire avec », et donc jusqu’à l’exclusion. Si parfois elle exalte sa représentation héroïque des personnes en situation de handicap, elle évolue surtout dans une forme de pitié. Etant un des éléments déterminant du scénario et des objectifs d’apprentissage, ce type de comportement, comme les autres d’ailleurs, n’est évidemment pas porté à la connaissance du joueur. Ce dernier le découvre progressivement suivant ses choix d’actions de jeu ainsi qu’à la fin de l’expérience.
Yasmina (indifférence) : assez individualiste, Yasmina représente l’indifférence face au handicap envers lequel elle ne veut pas se poser trop de questions. Pourtant, considérer les personnes en situation de handicap comme les autres ne signifie pas pour autant nier les difficultés auxquelles elles sont confrontées. Mais Yasmina n’en a cure. Pour elle, chacun ses problèmes ! Elle a les siens et ils sont tout aussi importants que ceux des autres. C’est quelqu’un de très franc et pragmatique. Quand on lui confie une tâche, elle va jusqu’au bout, mais attention ! chacun son job, tant pis pour l’esprit d’équipe. Elle apprécie ses collègues, mais sans plus, peut-être un peu plus Simon parce qu’il la charme.
Un quatrième collègue, Jean (en situation de handicap) :
récemment embauché, Jean va annoncer rapidement sa situation de handicap physique non visible. C’est quelqu’un qui dégage maturité et sérénité, ainsi qu’une relative confiance en lui. Il n’hésite pas à dire ce qu’il pense face aux réactions de ses collègues concernant son handicap. Il a « galéré » pour retrouver un emploi.
Et un manager en déplacement qui intervient très peu dans le jeu.
L’histoire : le service communication fonctionne en mode projet et le manager est en déplacement. Le joueur est mis dans la peau d’Anne, chargée de l’organisation d’un stand sur le prochain salon professionnel auquel l’ensemble de l’équipe devra participer. Tout comme Jean, dont l’arrivée dans l’entreprise date de trois jours, elle a été récemment embauchée dans la société. Tous deux n’ont donc aucun historique ni affect avec les trois autres salariés que sont Simon, Emma et Yasmina. Ces derniers ont par contre entre six à huit ans d’ancienneté dans cette entreprise, ils se connaissent donc bien. Jean a un handicap physique non visible qui n’est pas encore connu ni du joueur, ni des autres collègues, mais qu’il va annoncer dès la première mission du jeu sans apporter ouvertement de précisions quant à ses contraintes d’organisation et ses limites physiques. A aucun moment le jeu ne fera mention de la pathologie, seuls certains éléments seront découverts au fil de l’histoire ainsi que les adaptations du poste de travail nécessaires à la compensation de son handicap. Emma ne sera pas sans chercher à en savoir plus pour se faire la porte-parole de Jean.
L’organisation du salon va demander la mobilisation de l’ensemble des membres de l’équipe, à tour de rôle ou simultanément. Mais la déclaration du handicap de Jean vient quelque peu perturber l’équipe nouvellement reconstituée. Chacun à sa manière, suivant sa personnalité et ses propres représentations sociales du handicap, va se retrancher dans des comportements plus ou moins stigmatisants vis-à-vis de Jean. Le joueur, en tant que coordinateur, va devoir composer, motiver, argumenter, prendre position, afin de mener à bien sa mission d’organisation. Pour le joueur, les personnages du jeu officient comme des miroirs de comportements sociaux observés…voire de ses propres représentations et comportements.
La question du handicap est donc traitée en filigrane, comme un élément parmi d’autres de la vie quotidienne professionnelle auquel l’équipe va être confrontée.
Le point de vue, le concept de jeu et la posture du joueur : le concept de secretCAM (caméra secrète) fait référence au thème du « voyeur » d’Hitchcock dans son film « fenêtre sur cour ». Au service de la dramaturgie, ce concept propose au joueur une posture en « première personne » (caméra subjective) en déplacement dans les locaux, ou depuis son bureau face à l’ordinateur. Il découvre un super pouvoir : son prédécesseur avait détourné le système informatique pour connecter son ordinateur aux Webcams de ses collègues sans qu’ils ne le sachent. Il peut donc entendre et voir tout ce qu’ils disent et font, sans être vu ni entendu. L’intérêt de ce concept d’un point de vue traitement des représentations sociales sera exposé dans le prochain article.
La boucle de game play :
Objectif du joueur : au travers de quatre missions, le joueur doit impliquer l’équipe dans l’organisation du stand tout en limitant son propre « stress » et en garantissant sa « popularité » auprès de ses collègues. Stress et popularité sont les deux jauges de réussite du jeu dont les résultats se cumulent de mission en mission. Pour chaque choix d’action de jeu, les deux jauges sont impactées simultanément, par contre, elles peuvent évoluer de manière opposée (positivement ou négativement). L’objectif du joueur est donc de parvenir à organiser le stand avec des jauges « stress » et « popularité » au maximum positives en fin de jeu. Mais, il est confronté aux comportements de ses collègues face au handicap (exclusion délibérée, compassion exacerbée, indifférence) qui pèsent sur la réussite des missions.
Défi et actions de jeu : pour atteindre l’objectif proposé à chaque étape le joueur est mis exclusivement en situation de communication avec ses collègues. Pour communiquer, il doit composer avec trois éléments constitutifs de son choix d’action : l’interlocuteur (collègue), le média de communication (mail, téléphone ou webcam), et le contenu du message à adresser. Mais à qui s’adresser pour réussir au mieux en fonction de la personnalité des protagonistes et de l’objectif ? Quels médias choisir sachant que le concept de « caméra secrète » permet au joueur de visualiser la réaction du destinataire lors de l’envoi d’un mail, ou de mettre à nu les différences de comportements verbaux et gestuels avec le choix du téléphone. Ou alors, choisir la web cam ? Avec ce choix le joueur décide de faire fi de son pouvoir pour entrer en communication directe visuelle et verbale…sans caméra secrète. Et le contenu des échanges ? Plusieurs possibilités sont proposées dont la nature est différente. Le joueur doit composer avec ces différents éléments pour faire son choix en fonction de l’objectif qui lui est proposé à chaque étape.
La validation d’un choix lance une vidéo dans laquelle sont mis en scène les protagonistes du jeu (un ou plusieurs collègues et l’avatar en voix off pour les choix du téléphone et de la web cam).
Récompenses et évaluations : à la fin du visionnage de la vidéo, objet du choix du joueur, les deux jauges de jeu « stress » et « popularité » évoluent simultanément chacune positivementou négativement, évaluant ainsi le choix du joueur au regard de l’objectif à atteindre. A noter qu’en début de jeu, le joueur, un peu stressé par sa récente prise de poste démarre avec une jauge stress à 50% rouge. De même, sa cote de popularité est neutre à 50%, ses collègues ne le connaissant pas encore. En fin de mission, des smileys précisent la réussite du joueur pour la mission concernée.
Trois smileys correspondent aux trois niveaux possibles de résultat : résultat satisfaisant (smiley souriant), résultat moyen (smiley neutre), résultat insuffisant (smiley à triste mine). En fin de jeu, le joueur visualise ses quatre smileys, bilan imprimable de ses quatre missions.
Jokers, rétroaction et matrice de jeu :
Au début du jeu le joueur dispose de trois jokers pour annuler un choix et procéder à un nouveau s’il n’est pas satisfait du résultat de ses jauges. Activer un Jocker a pour effet de remettre les jauges de jeu à leur état précédent. Cette possibilité de rétroaction est essentielle pour l’apprentissage par essai erreur dans un jeu éducatif. En effet, contrairement à une narration linéaire de type cinématographique, le serious game propose une interaction itérative, en rétroaction. Le joueur doit avoir le choix de plusieurs parcours et de revenir en arrière pour explorer différentes pistes, ce qui participe de l’intérêt du jeu. Se pose alors la question de la matrice de jeu. La matrice définit l’arborescence des scènes et la manière dont elles vont s’articuler entre elles. La difficulté a consisté à donner du choix au joueur sans produire un nombre trop conséquent de vidéos. Ce point ne sera pas développé ici.
Dans le jeu, il est possible de gagner de nouveaux jokers. En effet, le visionnage de certaines scènes vidéo « débloque » des informations contextuelles sur le handicap en entreprise, ce qui a pour conséquence de les stocker dans l’espace « information » accessible depuis l’interface principale du jeu.
Ces informations permettent de gagner des Jokers supplémentaires uniquement si elles sont effectivement lues par le joueur. Les débloquer et les stocker ne suffisent donc pas. (ce point du game design vise à inciter le joueur à lire des informations à caractère plus didactique). Disposant de Jokers supplémentaires, ce dernier peut alors explorer de plus en plus de scènes et augmenter ses chances d’améliorer son score.
Séquence pédagogique :
Si un objectif de jeu est clairement exposé pour chacune des missions, ces dernières comportent également un objectif pédagogique relatif aux comportements et représentations sociales du handicap au travail, cette fois-ci non dévoilé au joueur. Pour chaque mission, le jeu propose une posture en première personne articulée selon trois temps :
1) une vidéo en plan séquence (plan cinéma continu) posant des éléments de contexte, les données du problème et les prises de position des protagonistes.
2) deux étapes de résolution par le jeu : le joueur fait ses choix pour communiquer avec ses collègues et trouver une solution au problème posé.
3)une vidéo feedback de type évaluation formative en fonction des résultats des jauges de jeu : cette vidéo clôture une mission. Elle permet au joueur de faire le point sur celle-ci et de comprendre précisément, non pas « la solution » comportementale à adopter, mais bien le message principal sur le handicap véhiculé par la mission et favorisant le questionnement réflexif. En effet, si dans un jeu il s’agit de définir si le joueur a gagné ou perdu, face au handicap il n’existe cependant pas « une bonne » solution comportementale. Même si le jeu contextualise des mises en scène, dans la réalité chaque situation est singulière en fonction des protagonistes, de leurs personnalités, de leur expérience individuelle, du contexte socioculturel…De plus, il fallait veiller à ce que le feedback ne revêt pas un caractère de jugement social du comportement adopté par le joueur, ce qui aurait pu avoir pour effet de générer un sentiment de culpabilité pouvant annihiler tout plaisir de jeu. Face à cette complexité, nous avons gardé à l’esprit l’objectif de SecretCAM handicap : proposer une expérience réflexive pour se questionner, et non apporter des solutions, dans le but de tenter de faire évoluer les schèmes de pensées et à termes les comportements.
Ce feedback se traduit par une vidéo en plan fixe, en situation conviviale autour d’un café, mettant en scène un ou plusieurs protagonistes face au joueur. En fonction de l’état des deux jauges pour la mission, le jeu va déclencher l’une des trois vidéos feedback : résultat satisfaisant, résultat moyen, résultat insuffisant. Quel que soit le résultat obtenu, les trois vidéos délivrent un même message unique sur le handicap. Seule diffère la manière dont les protagonistes s’adressent au joueur : félicitations, encouragements, message de re-motivation.
Courbe de difficulté et progression du joueur :
Le jeu monte progressivement en difficulté, à la fois au travers des situations proposées qui demandent de plus en plus de réflexion dans le choix des actions, du nombre de collègues pouvant être sollicités pour une même action de jeu, ou encore de la diversité des médias proposés (souvent les trois – mail, téléphone, et webcam - au fur et à mesure que l’on avance dans le jeu). De plus, en quatrième mission, la conception du scénario fait appel à une matrice de jeu (arborescence des scènes) plus complexe qui ajoute un degré de difficulté pour le joueur.
L’objectif de conception est d’éviter le game over pour permettre au joueur de rester le plus longtemps possible dans le jeu pour être sensibilisé à la question du handicap en entreprise. Aussi lorsque l’une de ses jauges devient complètement négative (jauge stress complètement rouge ou jauge popularité à 0%), le joueur est alors en difficulté pour poursuivre le jeu. Une convocation chez le manager consiste à repêcher le joueur tout en lui apprenant de nouveaux éléments de contenus sur la thématique du handicap en entreprise.
Le manager lui propose donc un Quiz formatif (questions avec feedbacks explicatifs) de faible niveau de difficulté portant sur le jeu et la thématique du handicap. Une bonne réponse améliore les jauges et redonne même des Jokers dans la mission quatre, plus difficile. Une mauvaise réponse au Quiz donne accès à un second Quiz pour une seconde chance de repêchage. Une nouvelle mauvaise réponse aboutit au game over.
Dans le cas où le joueur réussit très bien le jeu (jauge stress au minimum ou jauge popularité proche de 100%), il est également convoqué pour une entrevue avec son manager, mais cette fois-ci en tant qu’expert conseil sur le thème du handicap en entreprise. Les questions sont d’un niveau plus élevé, une mauvaise réponse a un impact négatif sur la jauge stress. Si le joueur répond correctement, il se voit administrer un second Quiz d’un niveau de difficulté encore supérieur. L’objectif est de « freiner » le joueur, de relancer le défi si le jeu lui semble « trop » facile et de maintenir sa motivation à vivre l’expérience de jeu jusqu’à son terme, tout en apprenant de nouveaux éléments sur le handicap au travail grâce aux feedbacks formatifs des Quiz.
Le prochain article, quatrième de la série, porte sur : « SecretCAM, un concept de jeu pour faire tomber les masques ».
Les contenus du jeu relatifs à la question du handicap et la description des objectifs pédagogiques seront abordés dans l’article 5.
Merci de votre lecture et à bientôt.
François Calvez - [email protected]
Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.
1 Lavergne Boudier, V., Dambach, Y., ouvrage, Serious game : révolution pédagogique, Éditions Hermès Lavoisier, Paris, 2010. p.86.
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