Serious game « SecretCAM handicap » - 13 : « handicap (serious) et plaisir de jeu (game) : SecretCAM handicap, un jeu trop sérieux auquel on ne joue pas vraiment ? »
Par François Calvez
Voir article précédent : « Crédibilité du jeu : sauvé de la caricature par l’acceptation d’une expérience de jeu non consensuelle ».
Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam.fr/
Préambule
« SecretCAM » est un jeu du type de ceux dont vous êtes le héros dans lequel le joueur est impliqué. Le psychologue et psychanalyste Serge Tisseron précise que « jouer un rôle n’est pas seulement une manière de s’imposer une discipline pour arriver aux objectifs que nous nous sommes fixés, c’est d’abord et avant tout une façon de jouer. Car il y a une jouissance à jouer » (Tisseron, 2012, p.105)1.
Quand on parle de jeu, il est impossible à mon sens de ne pas traiter de la notion de plaisir de jeu, élément indispensable pour maintenir l’attention du joueur jusqu’au terme de l’expérience, et espérer atteindre les objectifs pédagogiques.
Alvarez et Djaouti nous disent que « l’objectif d’un serious game n’est pas le seul divertissement » (Alvarez & al., 2010)2, mais le divertissement n’en est pas exclu pour autant.
Les chercheurs, Marne, Huynh-Kim-Bang et Labat, spécifiaient également dans une publication que « la particularité du serious game est que l’efficacité repose sur l’introduction de plaisirs et de motivations propres aux jeux vidéo, au cœur même des interactions de l’apprenant avec le système numérique » (Marne & al., 2011)3.
Mais qu’en est-il vraiment de ce plaisir de jeu au travers de « SecretCAM handicap » ? Est-il possible de proposer une expérience de jeu traitant d’une question aussi sérieuse que le handicap ? Associer le « serious » du handicap et le « game » du jeu est-il possible ? Questions préalables à l’interrogation de la première étape de la boucle d’apprenance (Cf. article 7), selon laquelle le jeu confronterait les schèmes de pensée du joueur avec ceux convoqués dans le jeu. Car le plaisir de jeu n’est-il pas une condition à l’immersion dans le jeu, et donc un facteur favorable à la convocation des schèmes de pensée du joueur ?
Plaisir de jeu et handicap : « game » versus « serious »
L’analyse des résultats de l’enquête (Cf. article 2) nous livre que la thématique du handicap ne semble pas avoir empêché le plaisir de jeu puisque 90,2% des 173 répondants expriment avoir pris du plaisir à jouer (44,5% beaucoup, 45,7% un peu), contre seulement 9,8% déclarant ne pas du tout avoir pris de plaisir. Donc le plaisir de jeu n’est pas observé uniquement chez ceux qui se disent joueurs d’une manière générale, puisque ceux-ci ne représentent que 46,7% de la population totale des répondants au questionnaire.
Par contre, si le plaisir de jeu semble massivement ressenti, seulement 58,2% des répondants considèrent « SecretCAM handicap » comme un jeu. C’est d’ailleurs auprès des non joueurs (53,3% de la population observée), que la qualification de jeu est la plus exprimée (par 64,2% d’entre eux selon le schéma ci-contre).
La référence à la réalité dans le jeu, confère à ce dernier un sérieux qui peut être une explication à ce faible pourcentage.
« Pour moi, ce n’est pas un jeu. C’est vraiment la réalité » (Robert, technicien, plus de 40 ans).
Par ailleurs, considérer que l’on puisse jouer avec la notion de handicap ne semble intellectuellement pas si évident pour tout le monde, même si ce point est finalement peu évoqué lors des entretiens. En effet, un salarié me confiait que dans le cadre d’une communication auprès des personnels afin de les inviter à jouer à « SecretCAM handicap », la direction ne souhaitait pas voir associer les mots « ludique » et « handicap ».
Associer le « serious » et le « game » ne semble donc pas si facile en termes de représentation. Pour autant 90,2% des usagers du jeu ont pris du plaisir. C’est peut-être au travers de ce paradoxe que réside tout l’intérêt du serious game.
Le paradoxe s’exprime pleinement dans les propos de Jérôme lorsqu’il considère que « SecretCAM handicap » est bien un jeu, auquel on ne joue pas vraiment.
« Je considère que c’est un jeu. Ce n’est pas le jeu où l’on joue pour jouer. Les jeux vidéo que je fais, c’est plus pour du loisir. Là, c’est une activité ludique et c’était pour apprendre des choses. Je ne sais pas comment expliquer la différence…c’est un jeu sérieux…, ce n’est pas juste un loisir, c’est un jeu qui permet d’apprendre sur une réalité. Il y a la partie réalité où on apprend des choses…et la partie jeu, c’est celle qui permet d’utiliser des Jokers, de débloquer des infos » (Jérôme, employé, moins de 30 ans, joueur y compris de jeux vidéo et de serious game).
Mais au final, nous retrouvons bien dans les propos de Jérôme la définition d’Alvarez et Djaouti lorsqu’ils définissent le serious game comme l’intégration d’une thématique sérieuse dans une mécanique de jeu.
Ludique versus amusement
Les propos de Jérôme nous amènent à ceux d’Irène. Ils mettent en évidence qu’au travers de l’énoncé du plaisir de jeu, les notions de ludique et d’amusement semblent s’opposer. C’est peut-être ce qui fait la différence entre les joueurs qui ont pris beaucoup de plaisir (amusement) et ceux pour qui le plaisir a été moyennement ressenti (ludique). Comme l’évoque Irène lors d’un entretien, un serious game, c’est ludique, mais ce n’est pas pour autant de l’amusement.
« Pour moi, je n’ai pas eu l’impression de jouer. Pour moi le jeu c’est amusant et là, je n’ai pas trouvé ça amusant. Je n’ai pas rigolé. Maintenant j’ai trouvé ça plaisant, agréable, fluide, ludique, ouais c’est ça, mais je n’ai pas trouvé ça amusant. Pour moi ce n’est pas forcément un jeu » (Irène, 51 ans, employée, se dit non joueuse mais curieuse).
Et cette différence est sûrement due au caractère sérieux du jeu.
« Ce n’est pas un jeu pour s’amuser, c’est un jeu sur le travail » (Robert, technicien, plus de 40 ans)
Plaisir de jeu, expérience individuelle et expérience collective
Le fait de vivre une expérience de jeu en collectif semble avoir une influence sur le sentiment de plaisir de jeu.
L’analyse des résultats du questionnaire nous indique en effet que quasiment 100% de ceux qui ont joué collectivement ont pris beaucoup de plaisir à jouer. Plusieurs entretiens précisent ce point dont celui réalisé avec Bernard.
« Oui, j’ai pris du plaisir à jouer, ça oui ! J’ai pris d’autant plus de plaisir à jouer qu’on a joué en groupe. Parce qu’il y avait ce temps de réflexion commune avant la prise de décision qui était intéressante. J’aurais certainement pris moins de plaisir à jouer seul. C’est toujours mieux de jouer à plusieurs en général (rire). Les jeux vidéo, même si on peut y jouer à plusieurs, souvent c’est l’image de la personne seule face à son écran (rire)…oui, c’est aussi pour ça que ça ne m’intéresse pas de jouer au jeu vidéo, car on est souvent seul » (Bernard, 30 ans, se dit joueur mais pas sur jeux vidéo).
SecretCAM n’est pas conçu comme un jeu multi-joueurs en ligne, et ce commentaire nous livre l’importance que semble prendre le caractère collectif dans le plaisir de jeu. Roger Caillois ne disait-il pas « le jeu n’est pas seulement distraction individuelle. Peut-être même l’est-il beaucoup plus rarement qu’on ne pense » (Caillois, 1958, p.93)4. Plus précisément, le commentaire de Bernard pointe le rôle des interactions sociales dans la notion de plaisir. C’est notamment au travers de l’échange sur les décisions à prendre dans le jeu que le plaisir de jeu serait partagé.
Dans un prochain article, je reviendrai sur la nature des interactions sociales afin de tenter de les caractériser et d’en étudier l’impact sur l’apprentissage.
En conclusion, nous observons que la dimension ludique du jeu ne signifie pas amusement du joueur, ce qui ne semble pas surprendre les usagers du jeu, s’agissant d’un jeu sérieux. En dernier lieu, plus que la singularité de jouer à un jeu sur le handicap au travail, assez peu discutée lors des entretiens, c’est bien le couple « serious » et « game » qui questionne, plus que la thématique. Pour autant, le plaisir de jeu est bien au rendez-vous, de manière quasi unanime, même chez celles et ceux de nature non joueuse.
Une fois analyser la relation dialectique qu’entretiennent le plaisir de jeu et le traitement d'une thématique sérieuse, il est légitime de se questionner, s’agissant d’un serious game éducatif, sur la relation entre plaisir de jeu et apprentissage.
Cette interrogation nous renvoie à la question de l’apprentissage intégré, défini comme l’imbrication d’un scénario de jeu et d’un scénario pédagogique, soulevée par des chercheurs tels que Szislas, Sutter Widmer, Fabricatore ou encore Tricot.
Dans le prochain article, quatorzième de la série, je vous propose d’étudier, toujours au travers de l’analyse des expériences de jeu sur « SecretCAM handicap », l’interrelation entre plaisir de jeu et apprentissage ainsi que la notion d’apprentissage intégré. Son titre : « L’apprentissage intégré : plus facile pour qui connait les codes du jeu vidéo ».
Merci de votre lecture et à bientôt.
François Calvez - [email protected]
Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire.
Notes et bibliographie
1 Tisseron, S., ouvrage, Rêver, fantasmer, virtualiser - Du réel psychique au virtuel numérique, Editions Dunod, Paris, 2012.
2 Alvarez, J., Djaouti, D., ouvrage, Introduction au Serious Game, Editions Questions théoriques, 2010.
3 Marne B., Huynh-Kim-Bang B., Labat J.M., publication, Articuler motivation et apprentissage grâce aux facettes du serious game, in actes du colloque EIAH 2011 :
http://www.telearn.org/warehouse/Marne-Bertrand-EAH2011_(006645v1).pdf
4 Caillois, R., ouvrage, Les jeux et les hommes, le masque et le vertige, Editions Gallimard, collection folio essais, 1967 (1ère édition 1958).
Crédits photos : Cnam Service Images et sons.
Commentaires