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17 décembre 2012

Serious game « SecretCAM handicap » - 6 : « La question du handicap dans le jeu et les objectifs pédagogiques »

Par François Calvez

Voir article précédent : « Le théâtre forum : un outil collectif d’objectivation des représentations individuelles pour la genèse d’un scénario de jeu ancré dans la réalité ».

Pour accéder au jeu en ligne : http://www.seriousgamesecretcam2.fr/

1) La question du handicap dans le jeu

11Le projet de recherche sur les usages et les effets du serious game vidéo « SecretCAM handicap » vise à interroger les représentations sociales du handicap en entreprise et plus particulièrement la notion de stigmate du handicap dans les organisations.

Le handicap ne laisse pas indifférent. Une empathie face aux difficultés rencontrées par les personnes en situation de handicap nous conduit à une compassion humaniste, mais elle renvoie aussi l’image de ce que nous pourrions potentiellement être. Au-delà de la question d’acceptation de la différence, le handicap renvoie à la question de la ressemblance. Ce qui peut susciter une gêne, un évitement. En illustration de ce propos je citerai le texte d’Elisa Rojas, personne handicapée atteinte de la maladie des os de verre : « Le problème c’est que la maladie et les accidents auxquels le handicap est rattaché frappent l’imagination, notamment celle de ceux qui en sont le plus éloignés. Ils renvoient à la douleur et à la mort, cristallisant ainsi une multitude d’angoisses » (Rojas, 2009, p.69)1.

Elle avance également l’idée selon laquelle, dans tout rapport à la différence, qu’il s’agisse de stigmatisation ou de discrimination, les ressorts sont toujours les mêmes : « Seuls les fantasmes changent, mais le processus est le même : il s’agit de réduire une personne à un seul élément inhérent à sa personne, qu’il n’a pas choisi et qu’il ne peut changer » (Elisa Rojas, 2009, p.76).

Ainsi, le rapport que nous entretenons avec le handicap et le stigmate est quelque peu complexe.

Pour le sociologue Erving Goffman, le mot stigmate « sert à désigner un attribut qui jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu’en réalité c’est en termes de relations et non d’attributs qu’il convient de parler » (Goffman, 1977, 1963, p.12)2.

Ce focus sur la notion de relation interpersonnelle plutôt que d’attribut est particulièrement intéressant pour la création du serious game « SecretCAM handicap » dont la volonté n’est pas de faire état de pathologies, donc d’attributs, mais bien de représentations sociales conditionnant la relation, évitant ainsi à priori de faire un jeu qui stigmatise le handicap malgré lui (l’étude ethnographique nous apporte des éclairages sur ce point, nous le verrons).

Par ailleurs, Erving Goffman avance l’interrogation suivante : « l’individu stigmatisé suppose-t-il que sa différence est déjà connue ou visible sur place, ou bien pense-t-il qu’elle n’est ni connue, ni immédiatement perceptible par les personnes présentes ? » (Goffman, 1963, p.14).

A partir de cette question, il distingue deux types de sorts auxquels l’individu stigmatisé doit faire face : « l’individu discrédité » (handicap déjà connu conditionnant son acceptation par la société) et « l’individu discréditable » (handicap non connu immédiatement, qui est dissimulé). Ces deux situations renvoient aux notions de handicap visible et de handicap non visible.

Dans « SecretCAM handicap », le scénario met en scène Jean, en situation de handicap physique non visible. Ce choix nous permettait à la fois de bouleverser les clichés de la canne blanche et du fauteuil, d’éviter d'entrer par la complexité et la singularité des pathologies vécues individuellement de manière différente - ce qui pourrait conduire le jeu à stigmatiser le handicap malgré lui -, mais aussi d’apporter au jeu la dramaturgie générée par cette notion d’individu discréditable.

Regards figésLorsque Jean annonce son handicap non visible, les regards de ses collègues se figent, la représentation des autres change et la suspicion s’installe dans l’esprit de certains collègues. Jean aurait-il dû annoncer son handicap ? Il y a le Jean d’avant, et le Jean d’après l’annonce de son handicap. Certes, il n’est plus discréditable et passe au statut de discrédité puisque son handicap est désormais connu, mais cependant la non visibilité de son handicap alors même qu’il est doté de toutes ses capacités mentales laisse planer le doute sur la réalité de cet handicap dont Jean s’affuble.

Cette question de l’annonce du handicap a fait l’objet de beaucoup de discussions lors de la création du scénario. Comment l’amener dans le contexte du jeu ? Dès le début ? Au fur et à mesure ? Alors que faire ? D’autant plus que dans un souci de protection de l’intimité des personnes, la loi de 20053 encadre et protège la divulgation d’une information personnelle relative à un handicap. La médecine du travail a connaissance de la pathologie, l’employeur n’est mis au courant que des adaptations et des aménagements du poste de travail nécessaires pour pallier le handicap, quant aux collaborateurs, la situation de handicap d’un collègue n’est portée à leur connaissance que par le bon vouloir de celui-ci.

Erving Goffman précise que dans le cas d’un individu discréditable, « le problème n’est plus tant de savoir manier la tension qu’engendrent les rapports sociaux (entre un individu discrédité affublé d’un handicap visible connu et les « valides »), que de savoir manipuler de l’information concernant une déficience : l’exposer ou ne pas l’exposer ; le dire ou ne pas le dire ; feindre ou ne pas feindre ; mentir ou ne pas mentir ; et dans chaque cas, à qui, comment, où et quand » (Goffman, 1963, p.57).

Nous avons donc décidé d’une annonce dès le début du jeu, mais qui pouvait laisser planer le doute et la suspicion du fait de la non visibilité du handicap. C’est ce qui nous semblait le plus pertinent à proposer au joueur pour intensifier une expérience réflexive sur sa propre représentation du handicap, en dehors de tous clichés usuels.

Annonce JeanMais pour que cela fonctionne, il ne fallait pas de relation historique ni d’affect entre les protagonistes du jeu, notamment entre le joueur et les autres personnages, car « le traitement du stigmate est soumis dans son ensemble à la connaissance personnelle que l’on a ou non de l’individu qui en est affligé » (Goffman, 1963, p.72). Aussi, Jean est-il nouveau dans l’entreprise tout comme l’avatar du joueur. Les protagonistes, hormis les trois collègues plus anciens, n’ont donc aucune relation de connaissance.

Outre la question de l’annonce du handicap et de ce qu’elle produit chez les collègues proches, les entretiens exploratoires et les séances de théâtre forum avec l’ensemble des partenaires acteurs de la chaîne d’insertion (Cf.article 5), ont permis de faire émerger les choix des contenus d’apprentissage tirés de la réalité et relatifs à la relation dialectique qu’entretiennent les interactions interpersonnelles et le handicap au travail. Bien évidemment, « SecretCAM handicap » n’a pas pour ambition de traiter l’ensemble des représentations sociales liées au handicap en milieu professionnel ordinaire. Aussi, pour définir les contenus du jeu, des choix ont été opérés, motivés par ce qui semblait incontournable à traiter.

2) Les contenus et les objectifs pédagogiques

L’objectif du serious game vidéo « SecretCAM handicap » est de participer au changement de regard des salariés sur le handicap au travail. Par changement de regard il faut entendre processus d’apprentissage conduisant à l’évolution des représentations et des comportements face au handicap. Nous verrons dans le prochain article le processus supposé par lequel le serious game pourrait participer à cette évolution, processus qui a constitué un objet d'étude pour la recherche-action. Dans l’immédiat voyons les contenus thématiques du jeu auxquels le joueur est confronté.

En définitif, au travers des scènes du jeu, des dialogues, des comportements types identifiés et incarnés par les protagonistes du jeu (exclusion délibérée de Simon, compassion exacerbée d’Emma et indifférence de Yasmina)4, des informations contextuelles débloquées et des réponses aux Quiz lors des convocations chez le manager (Cf. article 3 « le game design du jeu »), le joueur est invité à adopter une posture réflexive quant à son regard sur le handicap face aux thématiques suivantes : 

- réactions suscitées par l’annonce du handicap d’un collègue…génératrices de peurs, de craintes…
- considérations face à l’aménagement du temps et du poste de travail…considéré comme un avantage,
- questionnement envers le handicap non visible…générant suspicion quant à la réalité effective ou au degré du handicap,
- sentiment d’iniquité entre salariés au regard de la répartition de la charge de travail, des contraintes personnelles…,
- représentations sociales associant handicap et incompétence, incapacité, absence d’autonomie, impotence...
- « docilité » des travailleurs handicapés…
3- comportements de stigmatisation (exclusion délibérée, indifférence, compassion exacerbée, héroïsme, négation des difficultés…). Concernant ce point, je tiens à préciser que le groupe projet a tenu à mettre un point d’orgue particulier sur la relation d’aide de type compassion exacerbée d’Emma. Du coup, le scénario du jeu est conçu à partir du postulat selon lequel le parcours des joueurs va majoritairement s’orienter vers Emma dont le comportement, plus consensuel au demeurant, est « socialement acceptable » - ce que l’observation des parcours de jeu confirme, nous y reviendrons. Or, sa relation d’aide de type compassion poussée à l’extrême va finalement conduire l’équipe dans une impasse, là où l’attitude d’exclusion de Simon se heurte à des contradictions pouvant l’amener à des prises de conscience débouchant sur une solution.

A chaque mission de jeu, correspond :

- une problématique face au handicap au travail,
- une mise en exergue de représentations sociales et de comportements associés,
- la traduction de la problématique en objectif pédagogique opérationnel,
- une ou plusieurs informations contextuelles apportant des éclairages plus théoriques sur la loi de 2005 et sur les enjeux d'une politique handicap pour les organisations.

Contrairement à des séances de formation e-learning plus « classiques », le joueur ne dispose pas des objectifs pédagogiques exposés clairement en début de parcours. Il les comprend au fur et à mesure de la conduite de sa mission ainsi qu’au travers du feedback de fin de mission.

Une « grille pédagogique » a permis d’établir clairement les éléments cités précédemment pour chacune des missions dont les objectifs pédagogiques sont les suivants :

- Mission 1 - étapes 1 et 2 : amener à considérer que l’annonce du handicap par un travailleur handicapé ne doit pas susciter de freins, de craintes, de fantasmes, de préjugés ou de représentations imaginaires particulières chez ses collègues.

- Mission 2 - étapes 1 et 2 : amener à considérer que les compensations et les aménagements du poste de travail d'un collègue en situation de handicap non visible ne relèvent pas d'un avantage.

- Mission 3 : étape 1 : faire comprendre que les difficultés ou contraintes personnelles de chaque collaborateur sont importantes à prendre en compte, qu’il s’agisse de handicap ou non, sans pour autant nier les difficultés rencontrées par les personnes en situation de handicap / étape 2 : faire prendre conscience qu'une personne handicapée, comme tout autre collaborateur, est embauchée pour ses compétences et non en tant que personne handicapée venant satisfaire le quota d’obligation d’emploi de 6% de la loi de 2005.

- Mission 4 - étapes 1 et 2 : faire comprendre que la relation d’aide de type compassion exacerbée (faire à la place de et non avec) est tout aussi excluante que le comportement d'exclusion délibérée ou l’indifférence.

Le prochain article, septième de la série, porte le titre : « Effets du serious game sur les salariés : l’hypothèse de l’existence d’une boucle d’apprenance ».

Merci de votre lecture et bonnes fêtes de fin d’année.

A bientôt.

François Calvez - [email protected]

Directeur Pôle Tice (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation) - Direction des Formations et de l’Innovation - Cnam Pays de la Loire

 Notes et bibliographie :

1 Rojas, E., ouvrage, chapitre, Libres et égaux, sur le papier, in Le handicap par ceux qui le vivent, sous la direction de Charles Gardou, Editions Eres, collection Reliance, Toulouse, 2009, pp.67-83.
2 Goffman, E., ouvrage, Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Editions de Minuit Paris, 1977 (1ère édition 1963).
3 La loi de 2005 est relative à l’égalité des droits et des chances des personnes handicapées et renforce les obligations en matière d’emploi instituées par les lois précédentes.
4 Pour la description des personnages du jeu, Cf. article 3 «  le game design du jeu ».

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